Otello d’Orson Welles (le prologue)

Otello, film d’Orson Welles : le prologue

Tout commence par un écran noir
puis, un son d’abord tellement faible qu’il est impossible d’affirmer avoir entendu le début : ce sont des des coups dont la sonorité est grave, martelés au rythme d’un par seconde et qui se font entendre en crescendo :


Il y a une dizaine coups de cette façon, de plus en plus fort et qui semblent donc de plus en plus proches. Surviennent alors, forte, quatre accords descendants, chacun précédés juste avant le temps fort par une note brève, qui avertit et assène chaque coup. Tidam… Tidam…Tidam…Les accords ont un timbre métallique et une réverbération qui les prolonge. Ce n’est pas une mélodie, le silence est très présent dans les espaces entre les accords, c’est plutôt une cellule rythmique « orientée » vers le bas… et qui va se répéter sur le mode ostinato.

On ne souligne jamais assez l’importance du son au cinéma. Sans  avoir vu  les images (patience !) qui apparaissent sur l’écran, notre oreille a déjà reçu un grand nombre d’indices. Le martèlement au tempo 60 qui s’est d’emblée imposé évoque quelque chose d’inexorable et de pesant. Le fragment de gamme mineure descendante, sur un tempo dédoublé (un martèlement sur deux n’est pas joué) s’associe avec l’idée d’une lente descente probablement vers des profondeurs. Une ambiance de drame et des représentations de gravité : le ton est donné.
Que se passe-t-il pendant ce temps là à l’écran ? (quelle impatience !)
Il se passe quelque chose de très troublant !
En utilisant un ancien procédé du cinéma muet, les volets qui s’écartent à partir du centre de l’écran, Orson Welles fait apparaître l’image d’une manière théâtrale. Le fond de cette nouvelle image est lui-même très noir. En gros plan, donc, peu éclairé, un corps allongé dont ne voyons que la tête A L’ENVERS : le menton à la place du front, et le front au premier plan. Ce crâne impénétrable où se forment les perceptions et les pensées, raisonnables ou folles.


Et à peine est-on confronté à cette énigme qu’un mouvement commence. Un double mouvement, de la caméra d’abord, puis du corps filmé.. tout ceci dans le même plan, en continu.
Dans le contexte sonore entendu ci-dessus, la tête à l’envers est une métaphore de la folie et ces yeux fermés font penser à la mort : le premier mouvement est un mouvement de recul (d’effroi ou de respect ?) : la caméra (notre regard) décrit une courbe qui l’amène à la verticale au-dessus, tout en prenant de la distance : les accords de piano « descendants » à ce moment et le manque de repères spatiaux peuvent donner l’impression que c’est le corps filmé qui descend.: l’ambiguïté du mouvement accentue le sentiment d’insécurité.

La caméra arrête son mouvement ascendant,  le corps mort se met en mouvement : plus de doute, nous voyons des mains et des ombres se saisir de ce qui est bien un catafalque et le lever, ce qui a pour effet de  ramener le visage (à l’envers)  vers nous, nous retrouvons pendant un court instant le même angle de vue qu’au début, sur cette tête en perspective au premier plan. Il y a un halo de lumière sur les paupières fermées qui ne manque pas d’attirer notre attention.

Si nous étions en même temps attentifs à ce qui se passe du côté du son, nous aurions remarqué que juste avant l’apparition des mains des porteurs, la musique s’enrichit d’un chœur qui ne prononce pas de paroles : ce chant de lamentation qui s’appuie sur la base lancinante, nous le comprenons maintenant comme étant une marche funèbre, un thrène. Reprenons l’écoute et laissons la se prolonger un peu..

Le catafalque s’éloigne et nous découvrons les porteurs encapuchonnés de chaque côté. La musique nous avait prévenus juste à temps. Mais pour filmer leur mouvement d’éloignement, la caméra doit opérer une rotation de l’objectif vers le haut, comme lorsque nous levions la tête après avoir regardé le sol (et un réglage pour augmenter la profondeur de champ !).

En voyant le corps à l’envers précédemment, on pouvait peut-être penser à Georg Baselitz (qui viendra plus tard…) ou au Christ de Mantegna..

mais ces images fortes passent vite et maintenant ce catafalque qui se met en mouvement vers l’avant, nous invitant à le suivre, à entrer dans le film, nous fait penser au tombeau de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, quelques siècles avant l’invention du cinéma, avec ses pleurants . Faut-il l’avouer? par un effet de retournement, comment ne pas penser à Welles lorsqu’on se retrouve au Musée des beaux-Arts  à Dijon… et de chantonner tidam… tidam… tidam… en s’attendant à ce qu’ils se mettent en mouvement… comme au cinéma…

Le passage au plan suivant se fait lui aussi par un ancien procédé du muet, le fondu-enchainé, qui  permet la superposition (1) du plan qui s’efface et (2) de la nouvelle prise de vue qui apparait.  Welles, ici  en 1952 filme un prologue qui est un hommage au cinéma d’avant 1929… Ce procédé de montage n’a pas pour fonction « d’adoucir » la transition entre deux images, il s’y passe, en une fraction de seconde quelque chose d’étrange, un mélange fugitif, appelé la troisième image : le catafalque porté se retrouve, au moment où il disparait …. dans le ciel de l’image suivante … le mort (le Maure) emporté au Ciel ? Interprétez cela comme vous voulez.

Ce long premier plan virtuose a duré 35 secondes ! Le deuxième ne dure que 11 secondes et il est plus facile à résumer (ouf). Continuons donc encore un peu, mais si vous en avez assez de lire,  vous pouvez aller voir les vidéos en bas de page, ça ne me vexera pas..

Voici le genre de machine utilisée par Orson Welles pour rendre sa caméra très mobile et varier les angles, ici dans Citizen Kane :


Plan 2

La musique de la marche funèbre continue à imposer ses répétitions, et ce deuxième plan, pendant lequel la caméra ne bougera pas, nous introduit dans la géométrie foisonnante de Welles. La prise de vue se fait en contre-plongée : les porteurs passent au-dessus de nous, et sur notre ligne d’horizon, là-bas nous voyons un alignement de soldats, de porte-enseignes. En avançant, le cortège remplit progressivement une moitié du cadre, en diagonale

C’est un premier effet de perspective, il y en aura des dizaines d’autres : Welles n’est pas du genre à proposer une image qui ne soit pas composée, artificielle, baroque…  Welles filme l’espace, les distances, les volumes. Il procède comme un peintre de la Renaissance (Paolo Uccello, passionné par la possibilité de créer une illusion d’épaisseur, de profondeur, de déformation due à la projection conique). Il y a beaucoup de plans en contre-plongée très accentuée dans les films de Welles : il n’hésitait pas à faire creuser le sol pour y placer sa caméra :


Plan 3

La musique continue, imperturbable et perturbante, mais nous l’écoutons moins, parce qu’elle n’apporte pas d’élément nouveau et qu’au contraire l’image nous surprend ! Le cortège nous apparait filmé d’un tout autre point de vue et il se déplace comme sur une ligne de crête, avec le ciel en arrière-plan…

La procession avance toujours très lentement. Ce plan incliné qui fait monter le cortège vers la droite a bousculé et basculé notre regard. Le découpage des formes noires élimine tout détail dans la partie basse de l’image : seul le ciel est peuplé.. de nuages. Les associations d’idées, le rappel qui passe par la tête ce sont les théâtres d’ombres chinoises (le cinéma d’avant le cinéma), les danses macabres et bien sûr le final du Septième Sceau d’Ingmar Bergmann (lequel réalise en 1957 cette fin énigmatique, qui nous faisait discutailler des heures au café après chaque séance au lieu de préparer nos examens… oui, on le voyait plusieurs fois). 


Plan 4

La procession portant le corps d’Otello avance encore sur l’horizon mais une autre apparaît par la gauche : un évêque coiffé de sa mitre, deux prêtres puis un moine encapuchonné qui porte une grande croix,  (Le contexte catholique est affirmé sans ambiguïté.. ) suivi par  le deuxième catafalque, de Desdemone et la composition du plan des mouvements  montre que les deux vont… se rejoindre ou en tout cas se dirigent vers un même lieu. Dans ce plan apparaît un peu d’architecture : un plan incliné et une muraille massive en haut de laquelle se tiennent d’autres soldats : le cinéma est un art englobant et de même que Welles nous a rappelé les origines du cinéma et sa fonction de remplacement du théâtre, dès l’ouverture en rideau, de même qu’il peut traiter les images de façon très « graphique » ou  pictorialiste,  comme un peintre, de même donc le cinéaste construit ou capte des décors : théâtre, peinture et architecture (et les autres arts) sont englobés dans le septième art. Ce plan dure 18″.


Plan 5

Ce que le contraste poussé au maximum de l’image précédente ne laissait pas voir devient visible : l’évèque et les moines porteurs du catafalque de Desdemone sont habillés de blanc.

La transition avec le plan suivant est à nouveau un fondu-enchaîné qui produit une troisième image étonnante : comme si l’un des catafalques (celui d’Otello ?) se retrouvait projeté lui aussi, à la manière des images que nous voyons sur l’écran, mais sur la robe de bure blanche d’un des moines porteurs… Du cinéma en abîme..


Plan 6

Desedemone passe. Oui, elle est belle, bien sûr et comme endormie. Le voile noir est tellement léger… Cette fois ce sont les vers de Rimbaud qui nous passent par la tête : Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles / La blanche Ophélia flotte comme un grand lys / Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles... Desdemone, Ophélie, Juliette.. les plus belles mortes gisent inaltérées pour toujours dans Shakespeare.

Ce plan ne dure que 4″


Plan 7

Le cadrage de ce plan montre à lui seul l’importance de la géométrie des images de Welles. Ce plan assez court, 6 secondes pendant lesquelles nous voyons les deux cortèges converger, toujours vers la droite, celui du fond étant  celui de Desdemone, précédé par la croix et au premier plan Otello, posé face au ciel, sans voile, ne laisse pas le temps de nous interroger sur l’origine de ce point de vue. Nous savons que les formes découpées en noir sur fond gris évoluent dans un espace symbolique et non réel. C’est donc par pur plaisir esthétique que nous sont offerts cette diagonale ascendante renforcée et ces deux cheminements convergents simultanés..

Encore un fondu-enchaîné pour passer au plan suivant..


Plan 8

Les films d’Orson Welles, il faut bien l’admettre, n’ont pas été faits pour être vus … mais pour être vus et revus. Surtout revus. On ne les apprécie vraiment que lorsqu’on commence à ne plus s’occuper de l’histoire (vite, vite, image suivante, que va-t-il se passer ?) et que l’on peut enfin profiter du cinéma pur, c’est-à-dire des images et des sons.

Ici dans ce plan de 8″, un catafalque passe plus près (toujours de gauche à droite). Sans l’arrêt sur image on peut ne pas voir qu’il s’agit maintenant d’Emilia, la femme de Iago.

Le fondu-enchaîné qui passe au plan suivant produit encore un fois une étonnante « troisième image » par addition : la capuche du moine qui passait derrière le catafalque d’Emilia encadre fugitivement deux soldats et un autre moine encapuchonné en arrière-plan dans un autre cortège, comme si cette confusion cherchait à superposer les désolations, à les fondre en une seule… Plus prosaïquement, les fondus -enchainés ont eu aussi jusque là le mérite ne pas hacher la succession des plans, étant donné leur grande diversité de points de vue (on n’a pas « sauté » d’un endroit à l’autre).  La musique, par sa persistance et son insistance sans relâche, affirme aussi la continuité et contribue à donner une forme globale unifiée à la succession discontinue.

Plan 9

La composition de ce plan, très pictural, (un tableau de Paolo Uccello ?) à l’opposé des noir-et-blanc contrastés des ombres chinoises précédentes, nous place face à un petit miracle de profondeur de champ « wellesienne ». Du bouclier brillant en bas à gauche jusqu’au catafalque qui défile en haut de l’image, de gauche à droite, il y a au moins quatre niveaux successifs, du plus proche au plus lointain. Les hallebardes dessinent des verticales en perspective de contre-plongée. Ces soldats armés en gros plans passent donc devant le monde religieux et funéraire qui jusque là occupait la première place.  La mort et maintenant les armes, les choses se précisent.

 


Plan 10

La place prise par les soldats dans le plan précédent est confirmée par une transition brutale (un Cut, pas un fondu-enchainé !): finis les glissements solennels de la gauche vers la droite, un soldat surgit dans l’autre sens, en courant. Il tire une chaine au bout de laquelle, mains attachées dans le dos avance Iago. Évidemment, ils descendent.

Pour terminer la description de cette première partie du prologue (qui compte encore une trentaine de plans.. mais à un rythme plus rapide !) je voudrais souligner, comme au début, l’importance de la musique et du son. Bien sûr, pendant les deux premières minutes ce prologue est un film muet, mais la musique que nous avons entendue en ouverture, tidam.. tidam.. tidam, cette marche du Temps  (exprimant ce que chaque instant comporte d’éternité) joue un rôle dans l’organisation de notre perception. cette musique va être suspendue…  au moment où surgit Iago. Très précisément juste avant,  dans la dernière seconde du plan précédent (les soldats, plan 9). Voici ce que spectateurs entendent.. mais n’écoutent probablement pas : c’est la montée chromatique rapide des clarinettes qui sera suivie par une succession de trilles « stressants » (et l’arrêt du rythme de base)

A la fin de cet extrait, vous avez entendu le rythme de pulsation de base reprendre, mais cette fois au lieu de coups « sourds » nous reconnaissons (même sans les voir à image!) les  petites caisses de type défilé militaire… la transition du religieux à la soldatesque a donc bien lieu à la fois sur l’image et dans le son… en parallèle : ne jamais oublier que l’image et le son au cinéma sont comme l’huile et le vinaigre dans la sauce : une émulsion, pas une fusion.

Ce thème très prégnant entendu dès l’ouverture, (Tidam.. Tidam.. Tidam, excusez-moi je chante un peu faux) a été composé  par Francisco Lavanigno (1909-1987), un compositeur italien spécialisé dans les musiques de film. Pour ce motif, il s’est évidemment inspiré du début du Dies Irae, un chant gregorien, les six premières notes :

qu’il a très intelligemment retravaillées. Composer, cela consiste à prendre quelques notes, à les faire varier ensuite en durées, en rythmes, en harmonies afin de faire apparaître des formes sonores à la fois différentes en apparence et unifiées par cette trame de départ. Le thème du Dies Irae est un de ceux qui ont le plus été « recyclés » ou tout simplement cités dans l’histoire de la musique jusque et y compris dans les variétés, la chanson ou  le rock ; un seul exemple (parmi des dizaines citées ici !) ce début de la Totentanz (danse des morts) de Franz Litzt, avec en prime G. Cziffra au piano:


Au cinéma, le Dies Irae est présent aussi bien dans Star Wars (si, si) que Shinning de Stanley Kubrik, ou les Monty Python etc.. mais c’est la scène centrale du Septième sceau de Bergmann qui en donne la représentation ‘son et images’ la plus bouleversante.


CLIQUEZ ICI POUR VOIR LA SUITE DE CETTE PRESENTATION (plans 11 à 41)⇒

Et si vous regardiez enfin le film ?

Carlotta, (société de production et de distribution) a remasterisé le film et la version distribuée maintenant en blu-ray est excellente. Qualité cinéma. Même le DVD « ordinaire » est très bien, et il contient plusieurs suppléments très intéressants ! Quel prix ? 7,99€ sur Amazon !!! Oui, moins de 8€….

Bande-annonce de cette version restaurée :

Si vraiment vous n’avez pas de quoi vous offrir le Dvd (z’êtes sürs? vous n’avez pas 8 euros ?) alors contentez-vous de regarder cet ersatz, une video sur Youtube…. mais bon…je me tais..

« Seule la jouissance des mots transcrit celle des images » (Alain Jaubert, Palettes)

Avez-vous jeté un coup d’oeil sur la page très complémentaire de ce site qui présente l’opéra OTELLO de Verdi ?