Prologue d’Otello d’Orson Welles (suite)

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Suite du prologue d’Otello (Orson Welles)

Plan 11

Reprenons. Nous avons arrêté l’analyse au moment où Iago surgit de la droite vers la gauche, tiré par un soldat qui le tient « en laisse ». Cette irruption crée une rupture totale de ton et de style. La musique précède et renforce ce passage : crescendo des voix, interruption par la montée des clarinettes (juste avant le passage au plan 10) et puis ces roulements de tambour (caisses claires) qui traduisent la prise en main de l’action par des soldats :

Dans cet extrait sonore, qui va du plan 11 au plan  23 ci-dessous, nous entendons aussi pour la première fois des bruitages supposés avoir été enregistrés sur le vif… mais ils cessent assez vite (quand la porte de la cage se referme). Tous ces signes vont dans le même sens : après une première partie « religieuse », dans un temps suspendu et éthéré, nous plongeons dans l’action. Cette image de Iago tiré hors de sa prison (un simple bout de mur sur la gauche suffit à ne pas le faire sortir de nulle part), nous renvoie à notre condition de spectateur : venez par ici, venez voir ! (je prie ceux qui trouvent que cette interprétation est exagérée de bien vouloir m’excuser : une perception se construit à partir d’éléments communs, des concepts, des notions, des clichés, mais aussi à l’aide de souvenirs personnels et le résultat de tout cela est qu’on ne voit jamais exactement la même chose les uns et les autres… or,  je suis un peu comme Kafka, qui n’aimait pas le cinéma parce qu’il avait l’impression que son regard était contraint…)

Ce mouvement brutal (qui introduit la brutalité) dure moins de 2″


Plan 12

… et ce plan est encore plus bref, moins d’une seconde, à peine perceptible. A partir de maintenant, et ceci contraste fortement avec la première partie, tous les raccords d’un plan au suivant sont  Cut, sans transition en fondu.. Il en résulte (plans courts, cut) une stimulation de l’attention du spectateur


Plan 13

Plan de foule et de mouvement qui dure 4″. L’arrêt sur image permet d’apercevoir Iago, mais la prise de vue place la caméra dans la foule (notre place) et cela nous donne l’impression d’être en train de tendre le cou et de chercher à voir à gauche et à droite de la tête devant qui nous bouche la vue…Encore un plan qui défie les horizontales : le mouvement de caméra en rotation panoramique rapide (et la contreplongée) font basculer la pente apparente du mur sur lequel est massée une foule.



Plan 14

Curieusement, ce plan est une reprise du précédent : probablement une « deuxième prise », qui a été gardée au montage, parce que Iago passe plus près de la caméra, mais comme le plan est court (moins de trois secondes) notre attention centrée sur le personnage nous empêche de voir qu’il repasse au même endroit…


Plan 15

5 secondes. Plan de foule. une foule de figurants à qui Orson Welles a demandé, avec son porte-voix,  de bouger, de se déplacer. Image de l’agitation, du trouble et aussi bien sûr de la curiosité pour le monstre tenu en chaîne. Une scène qui se répète à travers les âges (souvenez-vous  de ces inculpés qui se font insulter devant les tribunaux et que la télé filme complaisamment); la foule devient facilement lyncheuse. L’emprisonnement est aussi une mesure de protection du coupable. Michel Zink, professeur au Collège de France, vient de publier « L’humiliation, le Moyen-Age et nous » et ce livre nous permet de mieux comprendre comment la scène à laquelle nous commençons d’assister soulève en nous des sentiments contradictoires et ambivalents. Difficile de ne pas s’identifier à l’humilié, difficile de ne pas détester le suppôt de Satan.

Si on s’en tient à la forme (moins de risque de se fâcher : l’art de discuter de sujets où vous pouvez briller sans danger s’appelle maintenant le small talk : comment faire carrière en sachant habilement parler de tout et de rien ), si on s’en tient à la forme, qui est non pas un détail sans importance mais l’essentiel, au cinéma, observez comment ce plan qui débute par une vue en plongée trouve sa résolution (son explication) à la fin du mouvement de caméra, par l’apparition sur le côté gauche de l’écran de deux profils qui se trouvent à « notre  » hauteur : nous sommes tout simplement parmi les spectateurs aperçus sur le mur du plan précédent…


Plan 16

Iago est poussé dans la cage, que nous découvrons. Ah la cage… Il y aurait tellement de choses à dire sur cette cage…. Commençons par prolonger la remarque précédente : Iago est traité comme une bête fauve, bien sûr et d’emblée ce magnifique quadrillage au premier plan nous apparait comme ce qui nous protège de lui. Il fait écran, il remplit l’écran. L’écran n’est pas « une fenêtre ouverte sur le monde », c’est le monde mis en cage. Aller au cinéma, c’est aller voir des monstres en cage.


Plan 17

Aîe !  regardez où vous en êtes maintenant ! Dans quel pétrin vous vous êtes mis en regardant ce film, vous auriez du vous méfier : Welles vous a mis en cage ! Il doit se marrer comme quand il avait créé la panique aux US en annonçant à la radio l’arrivée des martiens…

Mais cette vue n’est que le début d’un zoom très rapide, qui finit par tracer une énorme croix sur l’écran (oui, la Croix, bien sûr) et découpe une sorte de petit écran de cinéma dans lequel nous retrouvons l’un des cortèges funéraires qui s’éloigne. (vous comprenez pourquoi je peux passer des heures à décortiquer image par image ce film, c’est pour le plaisir de pareilles merveilles…)


Plan 18

Ce plan lève l’ambiguïté du précédent. c’est bien Iago qui regarde s’éloigner le cortège. il est difficile de faire un plus gros plan sur un visage : ici, il s’agit de « réduire » Iago à son regard. l’oeil est au centre. Iago est essentiellement quelqu’un qui observe et qui épie. Mais on ne s’attarde pas : à peine une seconde !


Plan 19

Problème de la vision dite « subjective » au cinéma : quand la caméra prend la place du regard d’un personnage, est-ce que le spectateur ressent quelque chose de différent du point de vue habituel : La réponse est psychologiquement non. Mettre la caméra en lieu et place des yeux d’un personnage, ici Iago dans sa cage, ne nous fait pas penser à la place de Iago, « à l’intérieur de Iago ». Nous voyons ce qu’il voit, pas ce qu’il pense. Et nous ce que nous voyons surtout c’est cette Croix encore plus christique que la précédente. En un bref retour au mode d’image contrastée du début, à sa musique , nous voyons s’interposer entre cette marche funèbre et nous la croix de la Passion du Christ. Cette apparition est éphémère et sera évidemment interprétable de différentes façons, suivant ce à quoi on se réfère… Certains diront qu’ils ne voient que la cage, d’autres auront remarqué les soldats et pourquoi pas les nuages… la perception fonctionne de cette façon : ce qu’on a devant les yeux est en self-service.


Plan 20

Nous reprenons notre place dans la foule, ouf, mais comme si nous étions tout petits derrière les soldats nous découvrons  en contre-plongée que la cage va être portée et transportée..


Plan 21

…emmenée où ? La cage va passer sous un entrée voutée. Nous sommes encore là des spectateurs de deuxième rang..


Plan 22

Ce contrechamp permet de découvrir en contreplongée deux témoins privilégiés, qui ne sont pas dans la foule.  Aucun figurant n’a pour l’instant été filmé de cette façon: Ludovico et Cassio rgardent la scène par-dessus nous.


Plan 23

Tout va maintenant très vite (aucun réalisme dans cette précipitation, qui coupe court) pendant les deux secondes du plan précédent, la cage a franchi le passage vouté, a été accroché aux quatre coins et se retrouve déjà suspendue en train de monter dans les airs… L’impatience du spectateur, qui est une donnée constante et fondamentale, se satisfait de voir ainsi « sauter » des étapes : ce qui compte ce sont les moments significatifs et c’est le réalisateur qui choisit quels moments il décide de rendre significatifs (en temps « réel » aux dépens d’autres, traités de façon elliptique ); Evidemment, le cadrage incluant la belle courbe de la voûte, avec cette herse menaçante joue un rôle esthétisant très appréciable. Appréciez.


Plan 24

Comment ça marche. Comment ça marche quoi ? le soulèvement de la cage, ou bien le cinéma du temps de Welles ou encore  la vie en général 😕 c’est toujours la même chose, la roue tourne…


Plan 25

Après la roue-machine, voici  la cage qui tourne sur elle-même et un bel anneau en pierre au premier plan et un arc roman entre deux tours… brève séquence qui nous sort un instant (deux secondes) des lignes droites et des  segments durs


Plan 26

Ce plan et le suivant sont utiles pour garder « en parallèle » les deux actions (Iago dans sa cage, les processions).


Plan 27

Encore une vue remarquable en contreplongée : nous devinons qu’il s’agit du catafalque de Desdemone (porteurs en blanc, hors sol, dans le ciel)


Plan 28

la cage est très petite : il ne peut pas s’y tenir debout, ni assis; Ces cages de fer suspendues ont existé : il ne faudrait pas les confondre avec les « fillettes » de Louis XI (souvenir d’école : l’image de Louis XI ricanant devant le cardinal Balue qu’il a fait enfermer pendant des années dans une fillette; ça ne s’oublie pas plus qu’un film de Welles)


Plan 29

La plupart des plans ont déjà été signalés « pris en contreplongée » … mais celui-ci atteint les limites : le visage d’Otello dans le tout premier plan du prologue était lui aussi filmé dans une perspective fuyante, mais de l’autre côté (front) et à l’horizontale;  ici on imagine la caméra posée par terre, juste devant les pieds des deux acteurs. Leurs cous paraissent démesurés. Ces perspectives typiquement baroques « obligent » le spectateur a prendre conscience qu’il est devant des représentations artificielles.. Ou artistiques, si vous préférez.


Plan 30

un autre effet de ces points de vue extrêmes est de créer une tension entre les différents objets : ici Iago se retrouve « cerné » par nos regards venant du bas et ceux des soldats qui le surplombent; dans cet « entredeux », il flotte… et sa cage oscille : il est perdu.


Plan 31

Ce plan nous ramène brusquement à sa hauteur et nous rappelle que lui aussi regarde.


Plan 32

et ce qu’il regarde nous est à nouveau montré en caméra « subjective », c’est-à-dire avec le point de vue qui est le sien : mouvant, mais irrésistiblement attiré par la procession : cela ne nous dit pas pour autant ce qu’il en pense…


Plan 33

Il y a dans ce plan qui montre le passage du catafalque de Desdemone, au premier plan, un artifice de prise de vue : elle glisse de manière légèrement retenue et surtout comme sur une surface absolument plane. Comme si elle était porté par des anges…


Plan 34

Ludovico et Cassio se signent…


Plan 36

Le montage « alterné » se poursuit, c’est-à-dire qu’Orson Welles reprend ici un bout de film qui était pris en même temps que le plan 29 (de la même façon que les trois plans en contreplongée de Ludovico et Cassio, (22, 29 et 34) ont été filmés ensemble… La cage continue de monter (on entend un petit bruitage de treuil ou de chaine) et de flotter sans autre repère maintenant que le mur, d’un côté, mais il parait de plus en plus isolé… dans le vide..même le ciel est sans nuage.


Plan 37

Encore une caractéristique « baroque » : les ombres, qui dédoublent et renforcent les masses noires de l’image. C’est encore une fois (la dernière) une vue « subjective », qui hésite, qui vacille  : Iago commencerait-t-il à douter ou à faiblir ?


Plan 38

Ce dernier plan dure six secondes, le temps de voir la cage tourner sur elle-même et le visage de Iago passer de l’ombre à l’éclairement. Ce dernier basculement des diagonales se termine sur un œil fixe au milieu d’un des carrés. impossible d’attribuer une expression certaine à ce visage…. à part la tension de son regard vers … ce que nous devinons.


Plan 39

La procession contourne maintenant des murs et des tours. Le plan qui commence est très long, 40 secondes. C’est un panoramique lent, de droite à gauche, qui filme un mouvement sinueux de la procession, qui semble se rapprocher, puis tourne et disparait, dans une dernière contreplongée, derrière un mur. La caméra descend alors  le long de ce mur à contrejour et plonge dans le noir. « Le cinéma, un art sonore » (titre du livre de référence de Michel Chion). Observez comment la musique de la procession, qui était celle du début du prologue, avec des choeurs puissants, diminue en un decrescendo très sensible, s’arrête sur un accord en supsens, non résolu, et laisse place au murmure des processionnaires, qui récitent des prières . Ecoutez avec quelle efficacité dramatique tout le tumulte se dissout dans le silence.


Plan 40

Avec ce plan noir, qui dure 5 secondes et qui reproduit exactement (!) le premier plan du prologue, on peut dire que l’ensemble du prologue se structure très classiquement.


Plan 41

Mais voilà : ce prologue n’est pas un épilogue, il est au début et non à la fin et ce qui le rend non-conforme aux usages classiques, c’est justement cela. Nous allons encore être bousculés , car au bout de ces cinq secondes apparaît le carton qui nous annonce que nous allons maintenant voir l’histoire et (ai-je déjà signalé que le cinéma est un art sonore ?) le générique qui défile est accompagné d’une musique élisabéthaine… retour à Shakespeare.

Merci de votre attention.

Et si vous regardiez enfin le film ?

Carlotta, (société de production et de distribution) a remasterisé le film et la version distribuée maintenant en blu-ray est excellente. Qualité cinéma. Même le DVD « ordinaire » est très bien, et il contient plusieurs suppléments très intéressants ! Bien autre chose que de simples bonus…Alice Vincent, Isabelle Labrouillère et s’équipe de l’ESAV à Toulouse ont rédigé des analyses du film, et de son fameux prologue, beaucoup plus fouillées et complètes que celle ci-dessus : et tout cela pour quel prix ? 7,99€ sur Amazon !!! Oui, moins de 8€….

Bande-annonce de cette version restaurée :


Si vraiment vous n’avez pas de quoi vous offrir le Dvd (z’êtes sürs? vous n’avez pas 8 euros ?) alors contentez-vous de regarder cet ersatz, une video sur Youtube…. mais bon…je me tais..

Et enfin : avez-vous jeté un coup d’oeil sur la page très complémentaire qui présente l’opéra OTELLO de Verdi ?

Philippe Roussel