Carmen

.Dimanche 15 avril à 17h30, projection en différé au cinéma l’Utopie de Sainte-Livrade-sur-Lot de la représentation donnée au Royal Opera House (Londres)

CARMEN

1.Commençons par la fin

2.Retour aux sources

3.Défense et illustrations (musicales)

4.Programme et bonus

5.Pour finir, deux débuts

1.Commençons par la fin…

A la fin de l’histoire (imaginée par P. Mérimée en 1845, puis transformée en livret d’opéra par Mellhac, Halévy et Georges Bizet en 1875), Don José tue Carmen.

Janvier 2018, il y a trois mois, à l’opéra de Florence, un metteur en scène a trouvé une idée pour faire parler de lui : il a changé la fin de Carmen. Dans sa version, à la fin, c’est Carmen qui tue Don José. Au nom des néo-féministes, Carmen reine des Femen. Pan ! un coup de pistolet sur le mâle. Par malchance (?), le soir de la Première, lorsque l’interprète du rôle de Carmen a appuyé sur la détente de l’arme pointée vers Don José, le coup n’est pas parti.  Elle a ré-appuyé une deuxième fois et toujours rien. Alors l’interprète de Don José s’est laissé tomber, en faisant comme si. Éclats de rire dans la salle et lorsque le metteur en scène est ensuite venu saluer il a reçu une bordée de huées bien mérités. Il était content : on parlait de lui. Le lendemain, un journal italien a titré « A l’opéra, Don José meurt d’une crise cardiaque… » On en est là : certains metteurs en scène se croient tout permis. Dans le cas du petit malin opérant à Florence, c’était au nom des mots d’ordre à la mode (BalanceTonPorc etc) mais quelquefois c’est encore plus bizarre, voire incompréhensible.

Le metteur en scène de la version que nous allons voir n’est pas allé jusque là. Il laisse Don José tuer Carmen, comme Mérimée l’avait imaginé, comme Meilhac , Halévy et Bizet l’avaient écrit dans leur livret, mais (il faut bien se rappeler au public et faire l’intéressant) le metteur en scène qui ne veut pas qu’on l’oublie a demandé à l’interprète du rôle de Carmen de ne pas rester au sol, morte. Non, elle doit se relever aussitôt et prendre face au public une expression dubitative, une sorte de smiley (émoticône), qui signifie en haussant les épaules quelque chose comme  » et voilà.. et alors ? ».

Dès la conception de cet opéra, la fin avait déjà provoqué des réactions hypocrites. Piotr Kaminski, dans « Mille et un opéras » raconte : « Après avoir écarté plusieurs sujets, Bizet suggère la nouvelle de Prosper Mérimée, Carmen, proposition que les librettistes accueillent avec enthousiasme, en dépit de l’effroi de la direction de l’Opéra-Comique . Selon Ludovic Halévy, Adolphe de Leuven se serait écrié « La Carmen de Mérimée ! Est-ce qu’elle n’est pas assassinée par son amant ? Et ce, au milieu des voleurs, des bohémiennes, des cigarières  ! A l’Opéra-Comique ! Le théâtre des familles ! le théâtre des entrevues des mariages ! » et encore : » Tâchez de ne pas la faire mourir ! La mort à l’Opéra-Comique cela ne s’est jamais vu ! » …

A Londres, le mois dernier, beaucoup de spectateurs de la version que nous allons voir n’ont pas compris non plus un autre « détail » :  pourquoi Carmen apparait la première fois sur la scène déguisée en gorille. Oui, en gorille. Certains ont écrit leur étonnement  : Carmen a gorilla ? What does that mean ? et certains ont  osé demander : Why ?

Je vous  laisse réfléchir. Allons voyons, c’est facile. Un gorille. La bestialité ? non, non, pas ça, enfin soyez plus précis.. qu’est-ce que vous connaissez comme gorille de référence ? King Kong, non .. cherchez encore… c’est agaçant ? oui, c’est agaçant. Certains metteurs en scène sont agaçants. Ainsi dans le cas présent,  l’apparition de Carmen en gorille s’explique tout simplement comme un petit plaisir qu’il s’offre, ce qu’on appelle en anglais a private joke, une blague entre soi, peu importe que vous compreniez ou non, et vous risquez même de passer pour un ignare à ses  yeux si vous ne saisissez pas l’allusion… Assez lanterné, je vous donne la solution : le metteur en scène de Londres aime beaucoup l’apparition de Marlène Dietrich dans La Vénus Blonde, le film de Joseph Sternberg, noir et blanc, 1932. (Moi aussi, j’ai le DVD, mais il ne me viendrait jamais à l’idée de croire que tout le monde connait ce film…)  Le film tout entier est un chef d’œuvre, la scène dans le cabaret enfumé ne peut s’oublier : l’orchestre local joue un air très rythmé, ça commence par un gros plan sur les percussions,  et des danseuses noires, en tenue « africaine » avec de grands boucliers décorés comme des masques, entrent serrées les unes derrière les autres suivies par un gorille tenu en  laisse, qu’elles entourent et qui semble un peu perdu, menaçant, comme un gorille qui se retrouverait dans un cabaret américain enfumé où un orchestre de jazz jouerait une danse rythmée. Cette séquence dure une bonne minute. Il y a des plans de coupe pendant lesquels on voit le jeune et beau gangster interprété par Cary Grant à sa table, avec sa cour (sa maîtresse du moment à des cheveux bruns plaqués et lisses). Petit à petit on voit de plus en plus le gorille, qu’on fait passer entre les tables et qui effraie les bourgeois (Cary Grant reste impassible) et puis il se passe ceci, cette Apparition, qui a donc marqué pour la vie à la fois le metteur en scène de Londres, le gangster interprété par Cary Grant …et moi :

(pour les cinéphiles : en hommage à Marlène Dietrich, il y a un « remake » de cette scène en 1997 dans le film Batman de Joel Schumacher avec Uma Thurmann, mais la comparaison permet de voir toute la différence entre la classe, l’élégance et la vulgarité, le kitsch)

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2.Retour aux sources

Voici le texte intégral de la nouvelle écrite par Prosper Mérimée. Une belle édition (Club du Livre) illustrée. 172 pages.

programme de Carmen en pdf

Et l’analyse de Jean-Claude Carrière, sur le passage de la nouvelle au livret d’opéra :

« A l’époque où Mérimée situe sa Carmen, en 1832, l’Espagne est encore aux yeux du reste de l’Europe un pays sauvage. Goya est mort quatre ans auparavant. Les Français ont encore le souvenir de la terrible guerilla (le mot naquit alors) qui s’opposa à l’invasion de Napoléon. Les bandits de la Sierra Morena sont une réalité. Jusqu’en 1850 ou 1860, le Voyage en Espagne, genre littéraire précis où s’illustreront des hommes comme Théophile Gautier et Gustave Doré, parlera d’un pays obscur et beau, dangereux et hospitalier à la fois, qui pour l’essentiel reste à découvrir. Le peu que l’on connait des coutumes reste étrange, presque africain.
En 1852, Louis-Napoléon Bonaparte devient Napoléon III. Il épouse une demoiselle de grande famille espagnole Eugénia de Montijo, et c’est à la suite de cette princesse que le folklore espagnol, jusque là inconnu, entreprend son invasion de la France et du monde. Bien entendu, pour les besoins des convenances de Cour, il est aussitôt édulcoré, émasculé, alors que tous les voyageurs se disaient stupéfaits par la violence sensuelle de la danse espagnole.
Autrement dit, l’image de l’Espagne passait brutalement d’un extrême à l’autre, des monstres profonds de Goya, nés du « sommeil de la raison », ligne de force espagnole, faite de sang, de folie et de sexe, aux mièvres fanfreluches d’importation qui tapaient du pied dans les cafés-concerts.
[…]
Malgré les efforts de Bizet pour échapper à tout folklore (pas une note de guitare dans la partition), Carmen, devenu Opéra-comique en 1875, n’a pas échappé au boléro et aux castagnettes. On peut même dire que cette oeuvre a servi de porte-drapeau à un folklore espagnol complètement dénaturé, devenu spectacle médiocre, qui s’est répandu à travers le monde. Carmen ouvrait la porte au gazpacho, aux corridas truquées, aux vacances sur la côte bétonnée d’Andalousie.
[…]
A plusieurs reprises j ‘ai essayé de me demander comment Meilhac, Halévy et Bizet, aux prises avec un problème précis -présenter Carmen au public de leur temps – ont travaillé. Ils savaient parfaitement qu’ils ne pourraient jamais montrer sur une scène officielle une femme à la fois voleuse, prostituée, sorcière et même criminelle (ou tout au moins instigatrice de crimes) telle qu’elle apparaît dans sa nouvelle. Pourtant, cheminant habilement dans une forêt d’interdits, ils réussirent à présenter un personnage qui parut scandaleux aux spectateurs de 1875. Scandale qui, comme tout scandale, en raison des contraintes qui ont presque totalement disparu, nous semble aujourd’hui incompréhensible.
Pour passer de la minutie presque indifférente de Mérimée à la simplification sentimentale et décorative de l’œuvre lyrique, ils ont trouvé un certain nombre de solutions ingénieuses, la création de Micaèla, par exemple, personnage dramatiquement indispensable, qui représente à elle seule tout le passé villageois de Don José, ses racines, son attachement à sa mère. De même tout le développement du personnage d’Escamillo -simple picador dans la nouvelle, un homme parmi beaucoup d’autres – est utile, à tous les points de vue. Il incarne, lui, tous les hommes que Carmen pourrait avoir connus. Mais le développement d’Escamillo est poussé trop loin, jusqu’à l’absurde. Son arrivée dans la montagne, au troisième acte, au beau milieu des contrebandiers, a toujours paru invraisemblable.
En cours de route, Meilhac et Halévy ont aussi affaibli Don José. véritable bandit, il nous apparaît beaucoup plus fort dans la nouvelle. A l’occasion d’une partie de balle, dans son village basque, il s’est pris de querelle avec un autre et l’a grièvement blessé. C’est même la raison pour laquelle il est parti s’engager dans les dragons, bien avant de rencontrer Carmen.
Plus tard, il se trouve face à face avec Garcia, le mari de Carmen, personnage parfaitement redoutable. Pourtant Don José le provoque en duel et il le tue. Épisode qui a disparu de l’œuvre lyrique.
En revanche, si Carmen a perdu une grande partie de sa sensualité et sa totale absence de scrupules, je crois qu’elle doit à l’opéra sa dimension de grande héroïne tragique. Bizet a établi très clairement la contradiction fondamentale du personnage, et cela seulement par l’Air des Cartes, un des plus beaux moments de l’œuvre. D’un côté, Carmen est entièrement et presque aveuglément soumise à un destin qu’elle sait implacable. Les choses arrivent comme elles sont écrites. on n’y peut rien changer. De l’autre côté, elle s’affirme libre, d’une liberté farouchement défendue, au prix même de sa vie :  » Libre elle est née et libre elle mourra. » Ces deux affirmations contradictoires et pour ainsi dire classiques -fatalisme et liberté- nous les devons à l’œuvre lyrique.
Toute « adaptation » suppose que les conditions qui ont entouré la naissance d’une œuvre ont changé et qu’elles ne cessent de changer. De Mérimée à à l’œuvre lyrique, elles n’étaient déjà plus les mêmes. de l’œuvre lyrique à nos jours, plus d’un siècle a passé. Peut-on ne pas en tenir compte ? »

(fin de la citation. Ce texte de présentation signé Jean-Claude Carrière se trouve dans la pochette des deux disques 33t qui reproduisent la bande originale du film « la tragédie de Carmen » 1983). Seulement une anecdote, pour compléter cette analyse : Il se trouve que le très talentueux duo de  librettistes Meilhac et Halévy a participé avec humour aux fameuses espagnolades, qui permettaient au public parisien de se moquer de la Cour d’Eugénie de Montijo : en 1869, donc quatre ans avant la tragique Carmen (entretemps il y a eu la défaite de Sedan, La Commune et le passage du troisième Napoléon à la Troisième République..) les mêmes Meilhac et Halévy écrivent sur une musique d’Offenbach un  opéra-bouffe des plus désopilants qui soient « Les Brigands« . (qui a connu un très grand succès à l’époque au théâtre des Variétés et qui a été repris  en 2011 par Jérôme Deschamp à l’Opéra-Comique). Rendez-vous  en déplaçant le curseur  à 1:21:48 et même directement à 1:23:18 si vous manquez de temps, pour y voir et entendre l’Entrée des Espagnols. (dans cette œuvre il y aurait aussi l’air des carabiniers, mais c’est hors sujet)

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3.Défense et illustrations (musicales)

Piotr Kaminski: « Des volumes furent écrits sur la perfection de Carmen, admirée par Tchaïkovski, Brahms, Wagner, Richard Strauss, et il serait arrogant de prétendre ajouter une seule parole originale à cette bibliothèque. Le mystère réside dans cette substance insaisissable qui a pour nom invention. Pas seulement mélodique (certaines ne brillent pas d’un raffinement extrême) mais c’est leur habillage, harmonique et instrumental, qui les rend inusables. L’entrée de la garde montante obéit ainsi aux plus rusés préceptes mozartiens : on y savoure un orchestre de fifres et la joie des gosses, en ignorant que la basse nous promène à travers un tissu harmonique infiniment recherché tant et si bien qu’à la la centième écoute le numéro apparaitra aussi frais qu’au premier jour. »

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4.Programme et bonus

Voici le programme qui sera gracieusement distribué à la caisse du cinéma (tarif unique :  12€, petite collation offerte à l’entracte)

programme de Carmen en pdf

Quelques images :

Raquel Meller, Carmen dans le film J. Feyder, 1926

(pour les jeunes, qui n’ont pas connu les « accroche-coeurs » )

Film de 1946

Après les accroche-coeurs, il y a ça, encore plus explicite, pour ceux qui ne se contentent pas d’allusion : le film de Rosi, tourné en 1984 avec Julia Migenes et Ruggero Raimondi, tourné en Espagne.

et bien sûr en 1954 (ici la bande-annonce):

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5.Pour finir, un autre début ?

A l’opposé de la version très animée (danses) et très spectaculaire (nombreux choristes qui n’arrêtent pas de bouger) en un mot de style « comédie musicale » que nous propose cette année le Royal Opera House, il existe un film réalisé au théâtre des Bouffes du Nord à Paris en 1983, qui garde la trace de « la tragédie de Carmen »  repensée et mise en scène par Peter Brook.  Pour cette création, la musique de Bizet a été ré-orchestré par le compositeur Marius Constant. Un ensemble de 15 musiciens seulement accompagnait cette version « opéra de chambre », mise en scène de façon très proche des spectateurs, dans l’espace brut de décoffrage du petit théâtre des Bouffes du Nord, qui venait d’ouvrir en 1981. Un grand moment de théâtre, qui a tenu pendant plus de 250 représentations :  il y avait trois « équipes » qui jouaient en alternance mais qui avaient répété ensemble (pendant dix semaines !). Lorsque le projet de filmer le spectacle prit forme il parut évident qu’il fallait filmer les trois versions… Ce qui nous permit de revoir, en trois séances de cinéma de rappel, les subtiles différences d’interprétation des uns et des autres.

Ce qui ne changeait pas, d’une version à l’autre, c’est cette magnifique phrase jouée par l’alto au début et à la fin. Cette mélodie, à peine modifiée par Marius Constant, a bien été composée par Bizet, mais elle est à l’opposé de sa tonitruante « Ouverture » habituelle : c’est l’air des cartes, qui chez Bizet se situe au troisième acte, intercalé dans le trio des bohémiennes. Au moment où Carmen consulte « ce qui est écrit » (le Destin) en contradiction apparente avec sa revendication de liberté. Ce que les cartes prédisent n’a rien à voir avec un discours menaçant (tel celui du Commandeur dans Don Giovanni), non ce n’est pas une punition qui est annoncée (pour que la morale l’emporte, ce qui est encore le cas dans la nouvelle de Mérimée) mais  c’est l’expression d’un choix inconscient, d’une pulsion : la carte que vous me donnez à lire, c’est bien votre main qui l’a tirée ! celle-là et pas une autre. La cartomancienne prend  bien soin de souligner le choix des cartes… elle dit seulement, et c’est ce paradoxe qui complique tout  dans la vie : « en vain tu mêleras les cartes.. »

Carmen

Voyons, que j’essaie à mon tour. 
(Elle se met à tourner les cartes.)
Carreau, pique … la mort ! 
J’ai bien lu … moi d’abord. 
Ensuite lui … Pour tous les deux la mort! 
En vain pour éviter les réponses amères, 
en vain tu mêleras; 
cela ne sert à rien, 
les cartes sont sincères 
et ne mentiront pas. 
Dans le livre d’en haut 
si ta page est heureuse, 
mêle et coupe sans peur, 
la carte sous tes doigts 
se tournera joyeuse, 
t’annonçant le bonheur. 
Mais si tu dois mourir, 
si le mot redoutable 
est écrit par le sort, 
recommence vingt fois, 
la carte impitoyable 
répétera: la mort!

Rien de tel que le registre de l’alto pour traduire ce dilemme, grâce à une mélodie qui est un pur miracle d’écriture musicale : la phrase qui serpente en suivant une ligne à la fois imprévisible à chaque instant et pourtant globalement cohérente, originale et évidente, fascinante.  Une improvisation aventureuse, un parcours harmonique, qui se joue des sentiers battus entre mode Majeur et mode Mineur mais ne se perd pas,  le conflit de la liberté et de la fatalité : le tragique au cœur de Carmen.

Ecoutez ci-dessous comment Marius Constant donne tout son pouvoir expressif à cette mélodie inventée par Bizet :

Si l’envie vous prend de voir en entier La tragédie de Carmen (mise en scène Peter Brook, musique de Bizet ré-orchestrée par Marius Constant avec ici dans le rôle de Carmen la séduisante Hélène Delavault…). Allez, savourez au moins le début :

..et pour finir sur un allegro, comme il se doit, voici, enfin, la célèbre Ouverture de Carmen de Bizet (trois thèmes : corrida, marche du toréador et thème du Destin), menée avec un plaisir évident par le regretté Maestro Claudio Abbado

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Philippe Roussel