LA FORZA DEL DESTINO
Opera de Giuseppe VERDI
Au cinéma L’Utopie de Sainte-Livrade-sur-Lot lui dimanche 12 mai à 17h30 , projection en différé de la représentation donnée au Royal Opera House à Londres, le 2 avril 2019
1. Leonora
Contraint par le manque de place, le programme mensuel édité par le cinéma nous donne un pitch formidable de « La force du destin » :
« Leonora s’éprend de Don Alvaro, mais son père leur interdit de se marier et un accident mortel déclenche un drame de l’obsession et de la vengeance qui s’achève en tragédie. »
La situation dramatique est parfaitement présentée en peu de mots ! En effet, cet opéra aurait pu avoir pour titre ‘Leonora’. Comme le montre le schéma ci-dessous (la force du dessin…) sa place est centrale : relation conflictuelle avec son père le Marquis, qui ne veut pas de liaison avec Alvaro « le sang-mélé » et qui la maudit avant de mourir, relation amoureuse contrariée avec cet Alvaro (le meurtier ‘involontaire’ de son père) et par conséquent aussi relation difficile avec son frère Don Carlo (qui lui en veut et ne pense qu’à la vengeance). Relation tout à fait étonnante avec le Padre Guardiano (père de substitution, comme dirait mon beau-frère, qui est psychanalyste) qui est lui-même un intercesseur pour la relation que Leonora entretient avec Marie (la Sainte Madre), à l’horizon de la ligne féminine sur laquelle se trouvent aussi Curra, sa camériste et confidente et sa mère disparue.
(Tous les événements de cette histoire en quatre actes sont résumés dans le programme que vous trouverez en bas de cette page)
2. Le thème du Destin
L’ouverture de l’opéra commence par un bloc compact de sons, un seul accord, répété sans changement. Cet accord attaqué forte n’est pas joué par l’orchestre tout entier mais seulement par des cuivres (4 cors, 2 trompettes, 3 trombones) auxquels se joignent deux bassons et, précise Verdi, un « Cimbasso » : Le cimbasso (voir Wikipedia) est maintenant remplacé par un trombone basse de même registre.Toutes les notes jouées simultanément ici se situent dans le registre grave ou médium de chaque instrument.
Cette sonnerie de fanfare n’est en fait constitué que d’une seule note, un mi, répété sur quatre étages superposées (définissant entre eux trois intervalles d’une octave chacun, comme peuvent les faire sonner les deux mains écartées d’un pianiste simultanément). Pas besoin d’être musicien pour percevoir que ce bloc de sons « d’un seule note » cuivrée laisse la portée ouverte à beaucoup de possibilités et ne comporte que peu de contrainte pour ce qui pourrait suivre. Strictement consonant, il laisse entendre un contenu harmonique pauvre, redondant : il n’a rien d’un accord complet, avec des composantes qui définirait une tonalité ou laisserait apercevoir des potentialités. Par comparaison, par exemple, pouf-pouf, au hasard, le début du Don Giovanni de Mozart :
Dans le début de La Forza del destino (réécoutez-le si vous l’avez oublié, mais ça m’étonnerait) le pluriel de sonorités que nous percevons ne résulte que de la différence des timbres d’instruments. Une forme ‘primaire’ de musique, qui sonne et résonne comme un message archaïque…
Bien sûr, ce que nous entendons ce n’est pas un accord isolé, mais deux fois trois fois (= six fois de suite) ce même accord, et c’est cette insistance elle-même, sous forme de répétition martelée et dédoublée qui attire d’emblée notre attention. Certains penseront aux trois coups du lever de rideau, dans le théâtre à l’italienne, Et d’autres associations d’idées peuvent se faire (consciemment ou non) . Antonio Pappano, le chef d’orchestre, cite Beethoven et son fameux pom-pom-pom-pom dans la Cinquième Symphonie… On peut se souvenir aussi des coups de butoir frappés à la porte de Don Giovanni par la statue du Commandeur…
Quelque soit le référentiel personnel de l’auditeur, la forme sonore produite par le poids de ce triple bloc de sons, réitéré, évoque un événement théâtral, solennel et dramatique. Pour devenir expressive et ne pas rester seulement un jeu formel, la musique doit, comme la peinture ou la littérature, choisir et agencer des signes qui proposent des évocations sur des bases communes. Le grand Art consistant à nettoyer les poncifs, revitaliser les stéréotypes et donner un air nouveau à ce qui ne l’est qu’en apparence.
Ces six premiers accords formaient une sorte de phrase indépendante. Ce qui les suit, sans autre forme d’enchainement, semble tout de suite complètement différent : après les instruments à vent, place aux cordes et installation d’un tempo et d’une figure rythmique :
Ce ‘deuxième’ début présente deux caractéristiques rythmiques très efficaces :
1) le motif ne démarre pas sur le temps, mais à contretemps. Le petit groupe de notes rapides (les trois doubles croches) qui se fait entendre à la hâte ne fait que conduire à une note « suivante » qui se trouve elle placée sur le temps . Ce gruppetto se situe en fait à la fin d’une première mesure, dont on n’ entend pas le début (de silence) mais qui lui donne son élan. Le changement de tempo s’effectue pendant cet intervalle, pour le chef, comme pour les musiciens qui ‘pensent’ déjà sur le mode ternaire qui va suivre. Bref moment aussi pour respirer, prendre de l’air avant de « chanter » la suite. Autant les trois coups (x 2) paraissaient statiques, autant ce petit gruppetto ascendant exprime soudain un mouvement, une impulsion. Pour nommer cette façon de débuter un air, les musiciens disent « sur la levée », en référence au fait que le premier temps est lui marqué « vers le bas » par la baguette du chef, comme par exemple dans les trois coups précédents… Cette manière de débuter en avance sur le premier temps est une figure bien connue (exemple canonique : la Marseillaise) et depuis longtemps. Dans la théorie musicale, cette manière de commencer un air s’appelle une anacrouse.
Mais ici nous avons affaire à une anacrouse très particulière : le mouvement qu’elle impulse est immédiatement stoppé net : la note ‘introduite’ sur le temps est courte, abrégée et ne se prolonge pas par une mélodie. Au contraire, le même gruppetto se reproduit aussitôt, trois fois… avant de pouvoir continuer sur autre chose. Allegro agitato et presto.
Si on observe en plus que la note ainsi répétée sur le premier temps de chaque mesure est un mi (oui, le même mi qui formait l’entrée solennelle des cuivres !), on voit que ce deuxième motif, qui paraissait si différent du motif initial des trois coups, lui est génétiquement lié : mais c’est une variante tellement contrastée que la forme commune de la répétition est comme dissimulée. Il arrive d’ailleurs souvent que cette seconde phrase soit utilisée (dans des bandes sons qui accompagnent des films, voire des clips) sans être précédée des accords de cuivres. Pourtant, ils sont une seule et même idée et les trois coups sont bien présents « à nouveau » dans cette phrase qui martèle aussi à sa façon la répétition du fameux mi. En fait, c’est là tout le génie de Verdi d’avoir d’emblée trouvé ces deux formes musicales complémentaires, recto et verso de la figure obsédante du destin, que l’on retrouve en croyant y échapper. Ce thème, qui n’est pas un leitmotiv parmi d’autres, accompagnera toutes les entrées de Leonora et il est plusieurs fois rappelé en arrière-plan d’une autre ligne mélodique.
2) La répétition de l’anacrouse produirait une désagréable sensation heurtée comme un bégaiement s’il n’y avait un effet de rebond, la pulsation ternaire, qui nous est donnée a minima, pianissimo, par deux croches en-dessous jouées par les altos, les violoncelles, trois trombones (pianissimo !) et les deux bassons. Ces deux croches s’entendent au second plan mais sont efficaces pour établir le tempo, dessiner le mouvement d’une valse « sur place » (on n’avance pas, on tourne en rond, un peu comme dans ce commentaire vous ne trouvez pas ?…). Et enfin, elles permettent de situer sans équivoque le fameux Mi comme la dominante dans un accord de La mineur (la-do-mi). Puis il y a une transition harmonique et une cadence pour conclure.
Seule la fin de phrase, avec sa forme globale question/réponse apporte un répit provisoire à l’auditeur (et ici, au lecteur) avec l’affirmation du ton de Mi mineur (à la seizième mesure, enfin). On n’y échappe pas. On ne pourra plus y échapper.
La mythologie faisait du Destin une divinité supérieure à Jupiter même, et nos grands auteurs classiques nous le rappellent : « Des arrêts du destin, l’ordre est invariable« (Corneille) « Quand le mal est certain , la plainte ni la peur ne changent le destin« (La Fontaine), « Il est des êtres malheureux qui se promettent de tromper le destin en fuyant devant lui » (Raynal) »…
Récompense de votre patience : voici maintenant l’Ouverture intégrale (7 minutes) interprétée par l’orchestre du Théâtre Mariinsky de Saint Petersbourg, sous la direction de son vibrionnant chef Valery Gergiev et sa célèbre mini- baguette (mon beau-frère, le psychanalyste, souligne que ce n’est pas la longueur de la baguette qui importe, mais l’art de s’en servir). Il y aurait beaucoup de choses à ajouter sur les différents thèmes qui apparaissent successivement dans cette Ouverture, mais, oui, ce serait abuser.
Par comparaison, et seulement pour les dix première secondes, voyez comment une jeune femme (une chinoise : Xian Zhang) dirige de manière féminine (?) les premières mesures… (l’orchestre milanais, ici à Londres, aux Prom’s en 2013, n’en menait pas large). Après la retraite de Russie, Napoléon aurait dit « Les destin des hommes , c’est la géographie » et un de mes proches, qu’il m’arrive de vous citer, me rappelle que Freud en a pensé, par analogie, à propos des sexes, « L’anatomie, c’est le destin »…
3. Les sources du récit
Don Giovanni de Mozart a déjà été cité ci-dessus pour des raisons musicales. Mais l’histoire racontée dans La Force du Destin présente d’autres points communs avec celle de Don Giovanni. Par exemple, le début, qui est fort semblable (la femme / le séducteur / le Père : la scène est rapide et sans équivoque chez Mozart, plus ambigüe chez Verdi, qui fait en sorte que la relation amoureuse et le meurtre symbolique du Père ne soient pas tout à fait réels). Par la suite, les événements divergent et les relations entre les uns et les autres aussi ; par exemple, chez Mozart, c’est le Père statufié qui se charge lui-même de la punition, alors que dans l’opéra de Verdi, c’est son fils….. Et les fins sont différentes (si vous ne voulez pas le savoir, bouchez vous les oreilles, ou, ce sera plus efficace, sautez au paragraphe suivant). Don Giovanni est plongé en enfer par la statue du Commandeur, et notre Don Alvaro verdien, devant les deux corps sans vie, se recueille dans une oraison commune avec le padre Guardiano
Remontons vers la source : Don Giovanni de Mozart (tout comme le Don Juan de Molière) se sont inspirés du « El burlador de Sevilla » écrit vers 1610 par le moine prolixe (plus de trois cents comédies !) Tirso de Molina…
Mais Verdi n’a pas travaillé sur cette base : avec son librettiste (F. M. Piave) il avait reçu la commande d’adapter une pièce beaucoup plus récente « Don Alvar o la Fuerza del sino » écrite par Angel de Saavedra, duc de Rivas (1791 -1855). Grand succès lorsqu’elle a été jouée en Espagne en 1835, cette pièce est considérée comme le premier drame romantique espagnol. Elle est écrite à la manière anti-classique, de Victor Hugo (Hernani…)
Les allusions au contexte de guerres sont trop compliquées à raconter. Que ce soit dans le cas « Don Alvar » du duc de Riavs (qui s’intéresse encore à l’histoire du royaume de Naples et de Sicile et aux territoires gouvernés par les espagnols ?) ou dans le contexte de Verdi (formation de l’unité italienne, guerre contre les français et les autrichiens..) Rappelons seulement que Verdi venait d’être élu député, au moment où il compose cet opéra et que, encore un point commun, le Duc de Rivas était lui aussi un homme politique, qui a eu une carrière mouvementée (voir ici sa biographie et son portrait sur Wikipedia).
L’un et l’autre enfin, manifestent un évident souci moral : chez le duc de Rivas, il s’agit de réprouver l’esprit de vendetta qui gâche des vies y compris dans les « bonnes familles ». Verdi, qui se situe explicitement à l’intérieur de la religion catholique, vise plus haut et hisse le sens global de la pièce vers la question du Mal, la présence constante du Diable (cf le thème du destin : lasidoMi.. lasidoMi.. lasidoMi….)
Voici la pièce du duc de Rivas sous forme de téléfilm, non sous-titrée (durée 1h30 ! n’hésitez a pas à faire glisser le curseur…). Le texte intégral de cette pièce, traduit en français, se trouve en livre de poche (collection GF)
4. Une Masterclass
- En attendant Anna Netrebko...Voici d’abord comment Maria Callas commentait la deuxième partie du grand air de Leonora à l’acte II. Ce sont les notes prises par des élèves à la Julliard School de New York, retranscrites par John Ardoin et enfin, traduites en français… et publiées chez Fayard en 1991. Vous pouvez lire ce extrait en écoutant ci-dessous une version enregistrée de cet air, chanté par la Callas elle-même…
Maria Callas commence d’abord par dire ceci : « Cet air est une prière désespérée. Verdi l’appelle un ‘lamento’. Il faut une expression très intense. Chantez bien sur les notes et avec de bonnes voyelles sonores : »Mah-dre » faites avec soin le crescendo sur « Madre, pietosa Virgine et plus loin sur « perdona al mio peccato ». Ayez bien ces détails d’expression avant de les avoir dans la voix... » puis :
La réussite d’un spectacle d’opéra ne repose pas seulement sur les vedettes du chant. Ecoutez par exemple comment un clarinettiste (Stephano Franceschini au théâtre de Parme) interprète cet étonnant ‘interlude’, toute action suspendue, pendant trois minutes en plein milieu de La Force du Destin.. …Conseil : Ne regardez pas la mise en scène, sans intérêt, pendant qu’il joue, écoutez les yeux fermés. (En ce qui me concerne j’écoute les yeux fermés pour une toute autre raison, en pensant à Louise, une bénévole très discrète et souriante, une des « petites mains » de notre association, au cinéma : elle vient d’être frappée par le destin, sous la forme d’une maladie foudroyante et je pense que cet air lui aurait plu. En tout cas, je l’ai mis ici en hommage)
Dans l’orchestre du Royal Opera House de Londres que nous entendrons dimanche 12 mai, le clarinettiste s’appelle Timothy Orpen.
5. programme et compléments
Voici le programme, tel qu’il sera distribué à la caisse du cinéma l’Utopie de Sainte-Livrade, dimanche 12 mai, pour la projection, en différé, de la représentation donnée à Covent Graden le 3 avril précédent, avec le trio de rêve Anna Netrebko, Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier :
et, en bonus, voici pour finir une pépite historique et crépitante : l’enregistrement, en 1906 (!) du célébrissime ténor Enrico Caruso, en duo avec le baryton Antonio Scotti dans « Solenne in questo »…
Vous pouvez consulter ici également les présentations d’autres opéras de Verdi, précédemment projetés à l’Utopie :
Otello
Le Trouvère
Simon Boccanegra
Rigoletto
Macbeth