Bird, film de Clint Eastwood sur Charlie Parker

BIRD

film de Clint Eastwwod, qui raconte la vie de Charlie Parker

Charlie Parker, sur la photo, on voit bien que son regard est absent ; il pense aux notes, il pense aux accords, il regarde dans le vide. Il plane. Ses lèvres s’unissent au bec du saxo et les muscles de ses joues se creusent d’un sillon sous la pression du souffle ; on voit bien ses doigts, qui étaient si agiles et on voit trop bien ses bretelles boutonnées, qui tiennent un chouette pantalon rayé, à la ceinture confortable. Il est important que les abdos soient bien à l’aise pour jouer du saxo : on relâche le ventre pour inspirer, faire de la place aux poumons puis ensuite on rentre le ventre en poussant l’air vers le haut. La respiration abdominale, comme pour un accouchement sans douleur. Photo de Charlie Parker en train d’accoucher d’un trait de génie.
Zut, on n’entend rien. Les photos de jazz, quel malentendu : autant écouter un match de rugby à la radio. Heureusement, dans le film de Clint Eastwood, on voit et on entend. Celui qu’on voit n’est pas Charlie Parker, mais l’acteur fait de son mieux (un Oscar pour Forest Whitaker). La bande son du film ce n’est pas tout à fait Charlie Parker non plus : le son d’origine (il existe des dizaines d’enregistrements effectués en studio ou en concert entre 1945 et 1955) a été isolé, numérisé, trituré, nettoyé et remixé en stéréo avec des arrangements réécrits pour que ça fasse plus propre au cinéma. Il y a un côté suisse chez Clint Eastwood. Il a soigné les lumières, les ombres et il a mis de la fumée. Charlie Parker ne fumait pas des blondes light à bout filtre et, quand il est mort, le médecin venu examiner son corps a cru qu’il avait entre cinquante cinq et soixante ans. Charlie Parker est mort à trente quatre ans ; Charlie Parker n’est pas un exemple à suivre. Sa musique, si.
Résumons : « L’esclavage fut une bénédiction. Sans l’esclavage, le Jazz n’aurait jamais existé  » (Max Roach, un batteur qui jouait avec C.P.) ; il y a d’abord eu cette musique des fanfares de la Nouvelle Orléans et alors même les sourds ont entendu parler de Louis Armstrong. Puis, migration du jazz vers Chicago et développement des grands orchestres, qui passaient à la radio et circulaient dans tout le pays : « Chaque année, tous les jazzmen du monde devraient se retrouver un jour précis, s’agenouiller et prier Dieu pendant un quart d’heure pour le remercier d’avoir créé Duke Ellington  » (Miles Davis). En 1927 : « Le chanteur de Jazz », est le premier film non-muet, car le début du cinéma sonore coïncide avec la montée en puissance du Swing.  » Monsieur Louis Armstrong, pouvez nous expliquer ce qu’est le swing? – Si tu le demandes, c’est que tu ne le sauras jamais, mec !« (répond Louis Armstrong). Le swing parle de lui-même. Titre d’un morceau de Duke Ellington: “It don’t mean a thing if it ain’t got that swing.” (ça ne veut rien dire si ça ne swingue pas)
Le swing, c’est le genre de jazz que beaucoup de français découvrent avec le débarquement, mais déjà de l’autre côté de l’Atlantique, quelques musiciens s’efforcent  d’en sortir, du swing ; le swing ça les énerve, ça tourne en rond 78 tours par minute, c’est trop gentil (ma mère adorait « In the mood » et il y avait une façon de danser ça tous ensemble en levant les mains avec les index vers le haut, qui n’était pas radicalement différente de la terrifiante danse des canards).
Charlie Parker, qui travaille sans cesse son instrument, et qui, comme son nom l’indique, connaît toute cette musique sur le bout des doigts, éprouve l’envie d’en repousser les limites, même si ça ne plaît pas. Il n’est pas seul. « Il n’y a que deux sortes de musique: la bonne et la mauvaise » ( Duke Ellington). D’ailleurs, entre 1942 et 1945 il s’en passe de belles aussi du côté de la musique « classique » : Olivier Messiaen invente ses propres gammes et ses pulsations, comme C.P.,  et fait entendre son ‘Quatuor pour la fin du temps’ au Stalag où il est prisonnier. A Moscou, Chostakovitch hérisse les poils des oreilles du Politburo avec sa Neuvième symphonie, dénoncée comme « formaliste » et « décadente bourgeoise »… Partout ça grince, ça dissone et ça exagère. Charlie Parker, avec ses comparses en petites formations, a décidé d’accélérer le tempo, d’introduire des notes jusque là inouïes, de laisser tomber la dictature de la mélodie et de triturer l’harmonie. Ne plus faire danser des gens qui s’en foutent de la musique, chercher jusqu’où la musique peut aller sans eux. La contrebasse donne les repères dans cette folie d’accords distendus qui se bousculent et la batterie libérée se met à jouer comme les autres : improviser ne signifie plus paraphraser le thème, mais le faire voler en éclats, libérer dans l’urgence des bouts de phrase sans suite qui flottent au-dessus de la grille, la contredisent, vivent leurs vies et la rattrapent au dernier moment, comme au trapèze… Irrégularité, instabilité, conduites à risque. Le style inventé ainsi avec toute la virtuosité requise se voit nommée le Bebop, une onomatopée qui rebondit comme l’un de leurs fameux thèmes (« Salt peanuts »). Plus que jamais, Duke Ellington a raison : « Le jazz, c’est la liberté. »
Oui, il y a de l’agressivité dans le bebop ; les noirs new-yorkais se moquaient de la façon de jouer des blancs de Californie : « Pour que Dave Brubeck swingue, il faudrait qu’il pende au bout d’une corde  » ( Art Blakey) . Oui, c’est une musique complexe, dans laquelle il y a souvent trop de notes (comme aurait dit un certain Prince à Mozart) et plus souvent encore, pas les notes qu’on s’attend à entendre. Surprises à la clé.
 » Le Jazz ça consiste à transformer le saucisson en caviar  » ( Barney Wilen)
Donc, le jazz n’est pas facile. Après le Bebop, il y a eu d’autres styles de jazz (free, funk, groove, afro-cubain…) et plein d’autres musiques dérivées du jazz. Mais « Sans le Jazz il n’y aurait jamais eu de Rock’n Roll  » (Louis Armstrong). Laissons Miles Davis conclure : «  L’histoire du Jazz tient en quatre mots, deux noms et deux prénoms: Louis Armstrong, Charlie Parker « … Et même en deux mots seulement , si on ne garde que leurs surnoms respectifs et au combien respectables : Satchmo et Bird.

(le film de Clint Eastwood ne dure que 2h40. La bande-annonce ci-dessous moins de deux minutes…)

Des Vidéos de Charlie Parker sont faciles à trouver sur Youtube et tous ses enregistrements, y compris les premiers de 1942, à écouter sans frais sur Deezer ou Spotify.

Bird = oiseau, donc Ornithologie : toute la science de Charlie Parker dans « Ornithology » :

Philippe Roussel