L’Art de la Chute : Buster Keaton

Buster Keaton : L’Art de la chute

1. Description de quelques belles chutes

2. Résumé des observations

3. Contre Bergson (le philosophe)

4. Bonus final


1.Description de quelques belles chutes

Commençons par visionner la bande-annonce française de la nouvelle édition de « Steamboat Bill Jr » (Cadet d’eau douce)  très bien restaurée par Lobster Films (merci Serge Bromberg)

Contexte : la scène se situe environ quinze minutes après le début du film, au  moment où le jeune homme interprété par Keaton arrive pour la première fois sur le rafiot de son père. Il sort de la boutique de vêtements où sa jeune amie a joué un rôle décisif pour choisir une nouvelle tenue et son apparition soudaine en officier de marine descendant majestueusement vers le quai est déjà un gag. (juste avant il était encore un étudiant mal fagoté et traité comme un enfant). Et jusque là il n’y a pas encore eu de chute. La première survient au début de la séquence  quand il s’appuie sur la bouée suspendue au bastingage : la bouée se décroche, le corps de Keaton bascule en se pliant par-dessus bord, mais il ne tombe pas à l’eau, c’est seulement la bouée qui prolonge son mouvement et, oh surprise, la bouée coule à pic. Ce n’est pas une demi-chute mais une chute décomposée en deux temps.

Mine de rien ce gag est aussi un « résumé » de ce qui va se passer après et à la fin du film (« chut ! Ne nous dis pas tout ! ») tout sera bien sûr pris en main, y compris les bouées et les opérations de sauvetage, par Keaton.

Après quelques maladresses qui montrent à quel point il se retrouve dans un milieu dont il ignore tout (chaleur de la cheminée, câbles tendus…) la chute suivante est à nouveau « embryonnaire », c’est-à-dire qu’elle joue avec le danger : le pied droit de Keaton glisse dans le vide mais  son bras s’écarte pour se raccrocher au bastingage.

Par rapport à la première chute il y a un petit crescendo, mais on reste dans la même tonalité et, par contraste, c’est ce qui va rendre la chute suivante d’autant plus grandiose !

(la musique au ralenti, c’est pas mal non plus.. mais admirez surtout la prouesse.. sans élan !)

Dans « Steamboat Bill Jr » (Cadet d’eau douce) Buster Keaton tombe, de différentes façons, plus d’une vingtaine de fois. Dans chacun de ses films, c’est la même abondance de chutes diverses et variées. Ce sont souvent des performances difficiles, voire dangereuses, réalisées avec précision. Jamais il ne s’agit d’une pitrerie gratuite : chacune de ces chutes apporte sa contribution au déroulement des situations ou à l’expression du personnage. Même quand il ne s’agit apparemment QUE d’un gag, alors il apparaît tel que Keaton le souhaitait en trois mots, c’est-à-dire surprenant, original et insolite.

Les historiens du cinéma et les critiques qui ont écrit à propos de l’œuvre de Keaton ont tous exprimé leur admiration pour son style original et la singularité de son comique. Quelques uns insistent sur sa façon d’utiliser et d’occuper de grands espaces, beaucoup parlent de ses déplacements, de ses courses, et la plupart soulignent les rapports particuliers que le personnage de Buster établit avec des objets ou des machines.

Lorsque les acrobaties de Keaton sont signalées comme un élément caractéristique de son style, l’auteur ne s’attarde pas. Souvent, parce que ces performances physiques sont considérées comme moins « nobles » que la psychologie du personnage, moins dignes d’intérêt que la construction des situations comiques ou moins élaborées que ses mises en scène. Une autre raison pour ne pas s’attarder sur les prouesses sportives de Keaton tient à ce qu’il existe une réelle difficulté à rendre compte avec des mots de la singularité de ses allures et du mouvement très particulier qu’on aperçoit dans ses chutes… Un auteur (Francis Bordat) va même jusqu’à écrire, en opposant Chaplin qui « fait réfléchir » et Keaton « dont le gag est entièrement visuel » : « les gags de Keaton ne peuvent être racontés sans être dessinés. »

Voilà une bonne idée. Prenons par exemple la chute suivante : dans « Le Cameraman » il y a cette scène où le personnage, qui s’est trompé de jour, se retrouve seul dans le grand stadium de Baseball de New York. Il se met à rêver aux exploits de ses joueurs favoris et se lance dans une course qui passe par toutes les bases  et se termine par un superbe plongeon sur la dernière ! Le dessin de ce plongeon sur le sol va nous permettre de bien montrer comment, à la fin de sa chute, Keaton trouve encore des ressources physiques (et artistiques !) pour se cambrer presque à la verticale et donner ainsi une image plus « théorique » que réelle de ce final…

 


2. Résumé des observations

L’art de la chute, c’est vraiment tout un ART : un savoir-faire virtuose mis au service d’une sensibilité qui s’exprime. Il suffit de prêter attention au travail d’acrobate de Keaton et d’admirer ce qu’il a mis en place et réalisé si consciencieusement. (et non pas inconsciemment, à son insu). Respecter un créateur commence par prendre en considération ce qu’il a dit et écrit de son œuvre. Les mémoires et les interviews de Keaton sont sans ambiguïté : quand il raconte sa vie et son travail, il est question de chutes, sur scène d’abord, très jeune, puis au cinéma. Il dit son admiration pour ces anomymes qui effectuaient ce qu’on appelle des cascades dangereuses pour provoquer des éclats de rire. Il ne dit jamais que c’est moins bien que de penser ou d’écrire. Il ne dit pas non plus que c’est mieux. Il dit qu’il aimait passionnément faire cela le mieux possible. Il explique comment il tenait compte des réactions des spectateurs, lors de projections d’essai : il ne se prenait pas pour un génie. Déplaire pour imposer ses fantaisies personnelles lui paraissait incongru.

Les chutes de Keaton ne sont pas des accidents. Elles ne surviennent accidentellement qu’en apparence. Le jeune spectateur le comprend bien et c’est cela qu’il trouve formidable, parce que les autres adultes autour de lui ne savent pas le faire : Buster tombe « exprès » ! Les chutes ne sont pas des éléments superflus et ce ne sont pas des pitreries gratuites : Ce sont des actions, au sens fort, qui s’opposent aux passions. Actions/passions, il n’y a que ça. Agir, subir. Les passions, c’est l’affaire de la sensibilité, des émotions, des affects. Les actions, ce sont les réponses des corps à leurs passions. Tomber, pour un acteur comique, est une action. Beaucoup plus difficile que parler ou écrire. Beaucoup d’adultes savent bien parler ou même bien écrire, mais ne savent pas tomber. Buster Keaton sait faire cela.

Comment fait -il ? (1) il PREPARE la chute (2) il la DECLENCHE (3) il la DEVELOPPE en AMPLIFIANT les indices significatifs (4) il EXPRIME le mouvement jusqu’à son terme sans le retenir et (4) il montre sans délai que le personnage S’EN REMET.

Regardez maintenant la chute typique suivante, on en parle après; c’est une courte scène extraite du « Cameraman ». La scène a été tournée à New York, à l’angle de 56th rue et de la Cinquième Avenue (aujourd’hui de l’autre côté de la rue, à gauche derrière la caméra, il y a la tour Trump…). En 1928, il a fallu tourner la scène très tôt le matin parce que la popularité de Keaton était telle que cela provoquait des attroupements difficiles à disperser. Malgré l’heure très matinale, la première image de cet extrait permet d’apercevoir quelques badauds qui se sont déjà arrêtés pour assister au tournage.

Contexte : Le jeune homme joué par Keaton est un pauvre petit photographe de rue. Le hasard d’une foule lui a permis d’approcher la belle Sally (qui travaille dans une agence de reporters d’actualités). Il a enfin réussi à obtenir un rendez-vous pour sortir avec elle. La scène précédente est la plus belle course de précipitation amoureuse de toute l’histoire du cinéma. Keaton est appelé au téléphone par la belle qui lui annonce qu’elle est disponible . N’écoutant que son désir, il lâche l’appareil et part en courant à travers New York. il traverse des rues et des avenues en sprintant, et arrive sans délai à côté d’elle, qui est en train de lui parler encore puis de secouer l’appareil dans lequel elle ne l’entend pas répondre. Peu après ils doivent sortir précipitamment pour échapper à la directrice du foyer de jeunes filles où elle loge : d’où leur démarche un peu rapide, qui se calme là, au moment précis où ils tournent à l’angle de la la Cinquième Avenue.



Keaton commence par laisser partir son pied droit vers l’avant. Il se baisse en fléchissant l’autre jambe et veille à envoyer vite vers le haut son pied gauche avant de toucher le sol avec les mains en premier, de telle sorte qu’il « allège » sa chute, comme le font les judokas, et qu’il évite de garder une position en partie repliée


Dès que son cul touche le sol, au lieu de retenir le mouvement et de se crisper comme le ferait spontanément un tombeur involontaire, Keaton s’allonge de tout son long, allant jusqu’à poser la tête en arrière.

Il pense aussi à écarter les jambes, ce qui donne au total, une représentation maximale de la chute dans cette position. Bien entendu, comme à chaque fois, il commence immédiatement à se relever.

La chute et le mouvement pour se relever ont duré à peine trois secondes en tout. Mais ensuite Keaton prend le temps de rétablir la situation antérieure : c’est aussi une caractéristique des chutes d’artistes : RASSURER au plus vite le spectateur et passer aussitôt, mine de rien, à autre chose… Dans cette scène la chute sur la peau de banane n’est pas un gag sans signification : le petit jeune homme, dans les secondes qui précèdent la chute commençait à paraître un peu trop « fier » de se balader au bras de sa belle : la chute le fait « redescendre » sur terre et elle permet aussi de souligner un des traits de la personnalité de sa compagne, qui est de se comporter très gentiment après chacune de ses défaillances…

 

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Avant la BD et avant la photographie.. il y avait la peinture et sur l’exemple ci-dessus (« le Derby d’Epson » par Delacroix) on voit très bien combien le Réalisme a tort : les chevaux au galop de Delacroix sont figurés dans une position que de vrais chevaux n’ont jamais dans un vrai galop, comme l’ont montré ensuite les chronophotographies… mais pourtant cette attitude « ventre à terre », pattes avant et pattes arrières simultanément en extension nous donne une REPRESENTATION qui correspond à celle que nous avons plus ou moins consciemment en tête. Ce qui compte, ce sont des indices lisibles et sans ambiguïté, peu importe le soi-disant Vrai : un bon récit captivant, un tableau de Delacroix,  une BD d’Hergé, une chute keatonienne ne sont pas conçus pour nous donner des leçons de choses mais pour jouer, vite et bien, avec des REPRESENTATIONS. Et s’il faut souligner, exagérer, amplifier  ou déformer pour la bonne cause (le plaisir !) et bien ces artistes le font en sachant que le REEL (le sacro-saint Réel des Réalistes) paraitrait tout simplement ennuyeux ou incompréhensible.

A titre de contre-exemple, mais sans mettre de liens vers ces innombrables « best-off » de chutes qui pullulent sur internet (mots-clés : « Youtube chutes », ne vous gênez pas) il faut souligner la lassitude que provoquent très vite ces prises de vue d’amateurs et souligner à quel point dans une émission comme « video-gag » les rires forcés (enregistrés), les boîtes à rire de l’industrie de l’hébétude, essaient de nous entrainer sans résistance possible à nous réjouir de ces stupidités humiliantes. Bergsoniennes.

 


 

3. CONTRE BERGSON

HENRI BERGSON (1859-1941) est un philosophe français. Comme vous pouvez le voir en regardant plus de trois secondes son  portait ci-dessous, c’est un homme qui, tout en écrivant des livres très sérieux (« Les deux sources de la Morale et de La Religion » par exemple…) avait un côté pince-sans-rire, voire carrément potache.

En 1900 il a publié un petit livre qui a eu un succès constant pendant des décennies et continue à être emprunté en douce dans les bibliothèques. Il faut dire que le titre est très vendeur. Le livre s’appelle « Le rire ».  Malheureusement (il s’est produit la même chose pendant des siècles avec « l’art d’aimer » d’Ovide, dans lequel les adolescents espéraient apprendre des trucs salaces et efficaces) le bouquin de Bergson n’est pas drôle. Il n’est pas long, une centaine de pages, mais il n’est pas drôle. Le résumé le plus connu qui en est fait tient en une phrase : ce qui provoquerait le rire serait, d’après Bergson, « du mécanique plaqué sur du vivant »….

« Un homme, qui courait dans la rue, trébuche et tombe : les passants rient. On ne rirait pas, je pense, si l’on pouvait supposer que la fantaisie lui est venue tout à coup de s’asseoir par terre. On rit de ce qu’il s’est assis involontairement. Ce n’est donc pas son changement brusque d’attitude qui fait rire, c’est ce qu’il y a d’involontaire dans le changement, c’est la maladresse. Une pierre était peut-être sur le chemin. Il aurait fallu changer d’allure ou tourner l’obstacle. Mais par manque de souplesse, par distraction ou obstination du corps, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, les muscles ont continué d’accomplir le même mouvement quand les circonstances demandaient autre chose. c’est pourquoi l’homme est tombé, et c’est de quoi les passants rient. » (H. Bergson, « le rire », page 7)

Ayant étudié de près, image par image, environ cent cinquante chutes de Buster Keaton, j’en suis venu à dire exactement le contraire, phrase par phrase . A vous de juger, en se basant par exemple sur la chute sur une peau de banane, ci-dessus, dans « Le cameraman ».

Un homme, qui marchait fièrement au bras de celle qu’il souhaite séduire, glisse sur une peau de banane et tombe. On ne rirait pas, je pense, si on ne savait d’avance qu’il est tombé volontairement. On rit de ce qu’il a réalisé cette chute en artiste. Son changement brusque d’attitude fait rire, parce qu’en dégringolant de la sorte, il fait perdre brutalement à son personnage le prestige que celui-ci était en train de vouloir simuler. Sans la peau de banane, la frime serait devenue ridicule, il aurait fallu intégrer une composante antipathique dans le caractère du petit homme. Toute l’habileté de l’artiste consiste à nous épargner ce désagrément et, par la souplesse de son corps, par un changement de vitesse impromptu, donner du sens à une acrobatie dans des circonstances qui l’exigeaient sous peine de devenir pesantes. L’homme joue avec la gravité, celle des sentiments et celle des corps, et c’est pourquoi les spectateurs rient.


4. Bonus final

Tout d’abord, puisque nous n’avons évoqué que trop brièvement les Beaux-Arts, rendons hommage au tableau de Breughel l’Ancien, peint vers 1558, qui est un pur chef d’œuvre d’humour (et bien sûr une allégorie morale sans appel), « la chute d’Icare » :

(oui, Icare est en bas à droite, dans une position expressive, tel Haddock ou Keaton..)

Impossible de conclure sans dire un mot de la Danse Contemporaine. La chute et les variations sur des figures au sol ont été intégrés au « vocabulaire » de plusieurs chorégraphes (Mats Ek, Mathilde Monier… mais il faudrait une dizaine de noms au moins); certains se sont inspirés de Keaton ou lui ont rendu hommage. L’Art de la chute s’est  intégré à l’Art de la Danse dans le dernier quart du Vingtième siècle… alors que dans le ballet « classique » (Bournonville) régnait plutôt une phobie de la chute.

Ceux qui ont fait un peu de judo le savent : la première chose à apprendre dans cet art martial, c’est…tomber sans se faire mal.

Avez-vous entendu parler de la chute de Fidel Castro ? Elle a bien eu lieu, le 20 octobre 2004,  l’événement est passé inaperçu des cubains, mais il a été filmé. Castro loupe une marche (la marche de l’Histoire ?) et des fidèles se hâtent de le relever. c’est une chute de type Bergsonien (voir plus haut) et qui ne fait sourire que parce qu’elle est métaphorique…

Revenons à Keaton et terminons comme nous avons commencé : voici la bande-annonce, américaine cette fois, de la nouvelle version restaurée. (vous remarquerez que la musique est différente de la bande-annonce française) Elle propose un montage de quelques autres fameuses chutes exemplaires de l’Art de Keaton.

Si vous n’êtes pas toujours pas convaincus, laissons tomber.

Philippe Roussel