Affiche de la sortie du film en 1925 (le Haubert Theatre était un « movie theatre », une salle de cinéma) :
Que ce film de Keaton soit tiré d’une pièce de théâtre, voilà qui est difficile à croire, et pas seulement parce que le film est « muet »..
« Seven Chances » a pourtant été d’abord une comédie (écrite par Roi Cooper Magrue) jouée sur scène et on imagine volontiers que l’histoire était bien la même. Le pitch ? C’est l’histoire d’un jeune homme qui doit, pour toucher un héritage, se marier préalablement dans les plus brefs délais. (Pour montrer à quel point le point faible du cinéma, c’est le scénario, il suffit de le résumer)
Mais à partir de là, ce qu’en a fait Keaton en tant que réalisateur avec ses scénaristes, puis lui-même en tant qu’acteur, devient strictement impensable sur une scène de théâtre. Keaton en 1925, savait depuis longtemps que le cinéma peut montrer des actions impossibles au théâtre. Dès qu’il en a obtenu les moyens, il a choisi de se filmer en mouvement dans de grands espaces. Le studio fermé avec des décors en carton, très peu pour lui. Dans tous ses films, Keaton court, saute, bondit et n’hésite pas à tomber (voir l’Art de la chute, page voisine) Il se laisse embarquer volontiers dans des moyens de transports qu’il doit maîtriser : voitures, bien sûr, mais aussi locomotive (le Mecano de la General), gros bateau à vapeur (La croisière du Navigator)… Keaton est un athlète et un mime, un corps en mouvement. Il lutte souvent contre des éléments déchainés : ouragan (Steamboat Bill Junior), tempête en mer (the boat) , et ici avalanche de rochers..
Keaton hésitait à adapter cette pièce pour le cinéma, mais pour une toute autre raison : il trouvait que cette histoire de mariage dans l’urgence était trop répétitive, d’un seul morceau. Mais son beau-frère avait acheté les droits d’adaptation, il a fini par lui céder.
Alors il a repoussé les limites. Tout est devenu excessif : en quantité, en vitesse, en dangerosité. Il a bourré son film de gags. Sa définition de ce que c’est qu’un gag, sa conception du gag, se résume pour lui en trois exigences : il faut que ce soit surprenant, original et insolite.
Vérifiez en regardant ce film : vous allez bien être surpris, vous allez assister à des actions que vous n’aviez jamais vues ni imaginées et vous allez voir des situations qui vous sortent de l’ordinaire, peut-être même du réel. Avec Keaton, le cinéma n’est ni « une fenêtre ouverte sur le monde » ni « le reflet de la société », il est un pur divertissement. Pur : innocent et dépourvu de toute mauvaise intention. Comme le personnage lui-même :
Ses films ne sont pas syntones avec notre époque, qui ne pense qu’à dénoncer, à jalouser, traquer, à « faire justice ».
Si le paragraphe précédent vous paraît discutable ( ce qu’il est en effet), sachez tout de même qu’actuellement les commentateurs qui présentent ce film (« Fiancés en folie ») se sentent obligés, et ils le sont vraiment, de tenir le film avec des pincettes et presque en se bouchant le nez : attention, nous disent-ils, attention le film contient des scènes qui peuvent choquer. De la pornographie ? de la vulgarité ? un langage ordurier ? des scènes de guerre ou de torture ? de la violence ? des meurtres ? un viol ? des perversions ? des monstres effrayants ? non, non et non, bien sûr. D’ailleurs tout ceci ne choque plus personne, même pas un enfant de dix ans, depuis belle lurette. Mais quoi alors, vous me faites peur ?
Accrochez-vous : dans sa recherche urgente d’une épouse, le personnage joué par Keaton s’intéresse à toutes les femmes qu’il croise (OOh !) et, vous savez quoi ? (non) à un moment, il regarde une femme qui passe devant lui, la rattrape en venant marcher à côté d’elle et là il se tourne pour voir son visage en partie caché par le rebord d’un chapeau : elle est noire, euh pardon je voulais dire elle est afro-américaine, descendante d’esclave, et lui aussitôt la laisse s’éloigner. Inadmissible, n’est-ce pas ? Attendez, ce n’est pas tout. (OOOh !) il s’assoit aussi sur un banc à côté d’une autre femme qui lit un journal. il lui demande de l’épouser, elle fait signe qu’elle ne comprend pas, il se penche pour voir son journal, s’aperçoit que le texte est rédigé en hébreu et … il s’éloigne. (OOOOOOOOOOOOOOOOh, non, c’est incroyable)
Voilà le genre de propos indignés qui se disent en 2018 à propos des films de Keaton sur les « réseaux sociaux ». En américain, les gags dénoncés ci-dessus sont maintenant nommées des « bigoted jokes« , ce qui se traduit en québecois par « des blagues de fanatiques »(= racistes, cathos et compagnie)… si, si. je vous assure. ( et encore, ils n’ont pas remarqué que la jeune femme qui tient le vestiaire, coiffée à la garçonne, lui fait comprendre que les hommes ce n’est pas sont truc, sinon ils hurleraient à l’homophobie). Comment dit-on Tartuffe en américain ?
Et le néo-puritanisme se propage aussi en France, par exemple par l’intermédiaire du jésuite André Moreau, qui écrit dans Télérama que le sujet du film est « cruellement misogyne ». Misogyne Keaton ? imaginez sa tête si on lui avait dit ça :
Les indignations sont toujours sélectives. Ce n’est pas à moi (ni à vous) que l’on apprendra que chacun ne voit que ce qu’il veut bien voir… La perception n’est pas un mécanisme passif : l’œil ne reçoit pas des images de l’environnement qui seraient « entières », non , au contraire le regard explore, cherche, observe et se saisit de formes partielles, en fonction de ce que son patron le cerveau lui demande de chercher et de reconnaître. Au cinéma, bien que l’image soit déjà cadrée et limitée à la surface de l’écran, l’oeil agit de la même façon. D’où les malentendus… On n’a pas vu la même chose.
Mon beau-frère, qui est psychanalyste, m’a raconté que dès 1930 le film avait provoqué un violent débat entre freudiens et jungiens; l’épisode serait raconté dans « Die psychoanalytische Bewegung, Wien: Internationaler Psychoanalytischer Verlag, 1929–1933 » , à partir de la page 554 je crois. Les uns soutenaient que le sujet du film (devoir se marier pour recevoir une grosse fortune) était une façon polie de reconnaître que « pour jouir, il faut bien s’accoupler » (en jouant sur les deux sens, fataliste ou méthodique, de « il faut bien/… s’accoupler » et « il faut/ ..bien s’accoupler ») . D’ailleurs, ce récit était à leurs yeux typiquement œdipien : à la fin, malgré tous ses efforts pour l’éviter, le malheureux jeune homme tombe dans les bras de celle qui avait dès le départ un comportement maternel envers lui.. Mais un sous-groupe de psychanalystes originaires de Prusse Orientale était surtout passionné par la métaphore de la porte (qu’on retrouve souvent dans Keaton, c’est vrai, avec tous les gags possibles) : dans « les fiancées en folie », le héros devise avec sa belle au début devant son portail grand ouvert (et il n’en profite pas) et par contre à la fin il doit se résoudre à forcer le passage, un bout (de son vêtement) reste coincé au moment d’entrer et il fracture le portail… Les deux groupes de psychanalystes se sont tellement disputés qu’il a fallu les séparer.
Les gags sont ce qui pourrait nous réunir et on devrait pouvoir rire de tout, en attendant la prochaine Natacha Kroupskaïa, qui décidera quels sont les films « périmés ». (N. K. en 1930 avait établi la liste officielle des auteurs qu’il était désormais « inutile » de lire en URSS… la littérature périmée)
Dans « fiancées en folie », les gags les plus keatoniens sont ceux qui animent les déplacements et surtout les courses du personnage : à partir au moment où il est poursuivi, observez ses changements d’allure, ses accélérations surprenantes,
l’alternance des sprints et des passages plus modérés et comment cette fuite en avant devient de plus en plus insolite et originale.. Sans oublier en contrepoint les magiques ellipses temporo-spatiales de la voiture, qui elle, le transporte sans bouger d’un lieu à l’autre (le décor change en fondu enchaîné).
Voilà, j’ai fini. Des questions ?.. Quelqu’un voudrait dire quelque chose ?
– Oui. bonjour..hum.. excusez-moi, je veux seulement dire..
– Tenez prenez le micro, monsieur, on vous entendra mieux..
– … Merci, oui, excusez-moi je veux seulement dire que ce film m’a bouleversé. Cela m’a rappelé tellement de souvenirs personnels… Par exemple quand ces jeunes femmes lui éclatent de rire au nez parce qu’il leur formule sa demande.
C’est terrible, cette humiliation, ce mépris.. les gens riaient mais moi, cela me rappelait les rejets que j’ai subi, les râteaux que j’ai pris en pleine figure, comme on dit.. Je ne sais pas si vous avez remarqué aussi, à un autre moment, il y a cette femme qui le toise, qui le regarde de façon méprisante, des pieds à la tête, c’est terrible… Je comprends bien que ce n’est pas facile de devenir une femme, mais il faudrait aussi dire que ce n’est pas toujours facile pour tous les hommes non plus..
– Merci pour ce témoignage. Une autre question ? Ah, un jeune garçon, très bien : quelle est ta question ? Parle dans le micro, s’il te plait..
– Je voudrais savoir, les gros rochers qui dévalent la pente, comment izonfait pour filmer la dégringolade ?
– Je te rassure tout de suite : ce ne sont pas de vrais rochers. Keaton prenait des risques énormes pour jouer des actions réellement dangereuses et il ne se faisait pas remplacer pour des cascades, mais là, pour ce gag, le problème c’était le contrôle des rochers et leur mise en mouvement ! En fait ce sont de gros cartonnages remplis de papier… Une autre question ? oui, Madame prenez le micro …
– Merci pour cette présentation, c’était vraiment très bien. Pour commencer, je voudrais d’abord savoir si c’est vous qui avez fait tous ces petits bouts de film qui tournent en boucle, là ..
– Non ce n’est pas moi, c’est GIPHY.
– GIFI ? on trouve ça chez GIFI ?
– Non, GIPHY. G-I-P-H-Y, c’est un site internet américain, sur lequel vous pourrez voir des dizaines de petites animations de ce genre; GIPHY.com, tout simplement. Vous aviez une autre question, Madame, je crois ?
– Oui, merci. Enfin, ce n’est pas une question, c’est plutôt une réponse au monsieur qui a témoigné de ses difficultés avec les femmes tout à l’heure et à vous aussi si vous voulez, vous êtes si gentil, je vous laisse ma carte à tous deux avec mon numéro de portable, on pourra en reparler en tête à tête, si vous avez envie….
– Bien… et bien s’il n’y pas d’autres question on va s’arrêter là. Il fait trop chaud, vous ne trouvez pas ? Une dernière chose à savoir tout de même : il y eu un remake des « fiancées en folie », du film de Keaton en 1999 : « The Bachelor » (en vf « le célibataire »), plus « politiquement correct » que le film de 1925, beaucoup plus « sexy » du côté féminin et surtout très bavard… mais sans les gags et les prouesses physiques de Buster Keaton… Périmé ?)
En complément de programme, le court métrage (25mn) intitulé ‘The Railrodder‘ (intraduisible : ‘la draisine customisée’ ?) permit en 1965 de revoir Buster Keaton pour son dernier rôle à l’écran . (il est mort en 1966).’The railrodder‘ est un film double : d’abord un hommage à Keaton, qui se retrouve emporté en mouvement sur les rails (comme le mécano de la General, bien sûr) avec ses excellentes habitudes personnelles de célibataire muet, ses attitudes, ses regards, ses gags. Et c’est aussi un film « documentaire » (promotion touristique au second degré) sur les grands espaces, les grands paysages canadiens. En 20 minutes on traverse le pays de la côte Atlantique à la côte Pacifique… mais qu’est-ce que l’on regarde le plus : le paysage grandiose ou le génie du gag réapparaissant tel qu’en lui-même après une éclipse de trente cinq ans ?