Roméo et Juliette

ET

Le mot important, dans le titre de cet opéra « Roméo et Juliette » de Charles Gounod, est évidemment la conjonction « et », qui donne le sens d’un lien essentiel. Voici en effet l’histoire brève, passionnée et tragique d’une rencontre dans laquelle chacun oublie son individualité (sa généalogie, son clan, ses projets) en formant un être nouveau, inattendu, fait de l’un ET de l’autre, avec, pour, et « en » lui. Il n’y a plus Roméo d’un côté et Juliette d’un autre, mais un couple, un toi-et-moi, un « nous », qui se nomme « Roméo et Juliette ». Cela se traduit pour chacun des deux, par la soudaine et merveilleuse découverte de l’amplification infinie et intemporelle qui jaillit de cette fusion.
Charles Gounod a développé la forme musicale de ce « et ». Tout d’abord en composant non pas un ou deux duos.. mais quatre ! (et même cinq si l’on remarque comment leurs deux voix s’harmonisent aussi, au deuxième acte dans le trio avec Frère Laurent.

Donc une grande place, inhabituelle donnée aux duos.
Ensuite, à l’intérieur de cette composition globale, Gounod a utilisé les possibilités que chacun peut percevoir sans être musicien, mais simplement attentif aux petites différences. Les deux voix sont présentées d’abord, avant la rencontre, en tant que deux voix distinctes (« Je veux vivre », premiers mots de Juliette) puis elles vont se « croiser » en forme de dialogue, d’écoute mutuelle, puis se superposer, délicatement puis avec impatience et fougue (en chantant simultanément soit des mélodies qui suivent des mouvements parallèles, soit en se resserrant sur des intervalles « harmonieux » et enfin elles se suivent à l’octave, dans chaque tessiture et bien sûr, au mieux, elles se fondent … à l’unisson.
Voici un extrait où l’on entend ce modus amoris déjà épanoui (une minute de « Nuit d’Hyménée » au quatrième acte):

Si on ajoute à ces métaphores spécifiquement expressives du langage musical, la pertinence poétique du texte prononcé dans ces différents duos, on apprécie alors à quel point Gounod a réussi sa représentation de l’Amour. Avec un A majuscule. L’Amour dont chacun rêve (« le rêve était trop beau », chante Roméo) et que Shakespeare avait fait décrire par ses personnages eux-mêmes comme l’étonnement devant l’extraordinaire. Par exemple, ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, Juliette, acte II scène 2 dans Shakespeare) : « Ma bonté est aussi sans borne que la mer, / Mon amour est aussi profond;/ Oui, plus je donne, plus je possède, /L’un et l’autre sont infinis ».

Nous

Il y a donc bien autre chose que l’histoire d’une amourette de deux jeunes gens contrariée par des rivalités familiales datées, les je-ne-sais-qui contre les je-ne-sais-quoi, ( tout le monde s’en fiche de savoir si Roméo était un Contaigu ou un Malpoulet). Dès le texte de Shakespeare, et cela est parfaitement repris par Gounod dans sa partition, on opte pour une thèse philosophique de bon sens : que l’Amour qui unit sera plus fort que les haines qui séparent. Et en effet que reste-t-il de définitif de Roméo et Juliette, siècle après siècle ? Leur Amour. Qui est à lui seul tous les amours, comme chaque amour est l’expérience de l’Amour.. (n’est-ce pas ?)
La mise en scène de Thomas Jolly est superbe, généreuse, foisonnante, les effets de lumières et les éclairages sont virtuoses dans les créations d’ambiance diverses, les costumes sont parfaits, et les danses.. bref on manquerait vite de superlatifs pour dire à quel point cette représentation à Paris Bastille en 2023 mérite d’être vue. Vue et écoutée : Benjamin Bernheim et  Elsa Dreisig ont des voix magnifiques, ils se sont complètement appropriés les rôles, il y a aussi Léa Desandre, remarquable page, il faudrait citer d’autres seconds rôles, dont les interventions sont irréprochables … Mais, mais il y a tout de même un détail difficile à admettre. Un détail diabolique, bien sûr.

A la fin du dernier acte, lorsque Juliette se poignarde et s’effondre sur le corps mourant de Roméo, elle chante une dernière fois « je t’aime » et  les deux voix s’unissent encore un instant pour supplier ensemble : « Seigneur, Seigneur, pardonnez-nous ! ».


Le dernier mot de cet opéra, tel qu’il a été composé et écrit par Gounod, est donc bien un « Nous ». Un « nous » conclusif, qui reprend bien sûr le « et » du titre : Roméo et Juliette se retrouvent définitivement unis en ce « nous ». C’est la première fois qu’ils utilisent (et ensemble) ce pronom, jusque là c’était Je et Tu ou Toi et Moi. Le premier mot de Juliette au premier acte était un « je »  (Je veux vi-vre…). Chacun des deux ne meurt pas en disant « Seigneur, pardonnez-moi » mais bien « pardonnez-nous ». Permettez-moi d’insister. Il n’y a rien à ajouter à leur(s) dernier(s) mot(s), qui est aussi leur dernière volonté : par-don-nez-NOUS, point final. Musicalement, le mot est chanté à l’unisson, après une lente montée chromatique, qui exprime l’effort. Le « Nous » , le dernier mot, la dernière note chantée (mi bémol), est proclamée sur un premier temps, renforcée par l’orchestre qui enchaîne simultanément à partir d’un accord éclatant…. suit alors un petit motif qui tourne en rond jusqu’à ce qu’il s’achève lui aussi, à son tour, lourdement cette fois, quand le rideau finit de tomber, sur cet accord , le mi bémol du « Nous », répété quatre fois..
Voici l’extrait de ce final, enregistré en 1953 à Paris : il commence au moment où Juliette dit son dernier « je t’aime »…

Or, qu’allons-vous voir et entendre dans la version 2023 de Thomas Jolly ? un creux, un manque… un « gap » dans la langue de Shakespeare : « Mind the gap, please… »

Suppression de la supplique !! Suppression de « Seigneur, pardonnez-nous »…L’opéra version actuelle se termine donc ainsi : sur le corps inerte de Roméo, Juliette affalée expire en disant « je t’aime », (jusque là, on suit la partition) et ensuite, après une transition musicale faible, hésitante (on dirait qu’on attend qu’ils soient tous les deux bien morts?) on a droit soudain à une reprise plein pot de l’orchestre, qui s’emballe vers sa cadence finale, double forte. Question : Pourquoi avoir supprimé leur supplique commune « Seigneur, Seigneur, pardonnez-nous ! » (avec ce merveilleux et terrible « nous » à l’unisson, cet unisson qui exprime le « nous » en lui-même) ?
La première explication qui vient à l’esprit, pour justifier cette censure, c’est la déchristianisation ambiante. Cachez ce « Seigneur », que je ne saurai entendre… Bien, admettons (on n’a pas le choix… pourtant, peu avant, le mot « Dieu » a bien été chanté plusieurs fois dans le flux de l’histoire). Est-ce que le metteur en scène se rend bien compte de la perte poétique, symbolique, psychologique, que représente cette suppression du « nous » ultime ? De la catastrophe philosophique, ontologique, anthropologique, existentielle, sémantique, spirituelle dont elle est contemporaine ? Avec cette fin tronquée, matérialiste, sans âme et sans espoir, c’est l’Amour même qui s’en trouve dénaturé, appauvri, vulgarisé… Pour quelle raison Gounod et ses librettistes sont-ils trahis ? Est-ce parce que, comme le résume le philosophe colombien Nicola Gomez Davila … « Sa toute neuve stupidité permet à chaque époque de se moquer des stupidités antérieures » ? Ou bien cette petite anecdote du monde du spectacle, n’est-elle qu’un exemple de plus de tous ces « progrès » inquiétants qui s’accumulent, dans la longue durée ? ( Robert Redeker décrit cette histoire en cours dans son livre récent « L’abolition de l’âme »)

Brève anecdote Allegro pour finir par un sourire

Dans « Tout l’opéra » de Gustave Kobbé, on peut lire qu’en 1888, à Paris, le rôle de Juliette était chanté par Adelina Patti, encore mariée à ce moment avec un certain marquis de Caux, mais très amoureuse du ténor, Nicolini, qui chantait le rôle de Roméo : ils s’aimaient autant dans la réalité que sur la scène, à tel point qu’un soir (le marquis étant ailleurs) le public de l’Opéra put voir, pendant la scène du balcon la Prima Donna et le ténor échanger, dit-on, pas moins de vingt-neuf baisers réels et passionnés…

Philippe Roussel

et voici le programme (résumé de l’action, distribution des voix) tel qu »il sera remis aux spectateurs de la projection du dimanche 15 octobre 2023 à L’Utopie : RomeoETJulietteGounod