La fille du Far West (Puccini)

« Bonjour. Vous pouvez vous asseoir. Aujourd’hui je vais vous parler de « la fille du Far West » de Puccini. Vous savez qu’il est projeté dimanche prochain, le 29, au cinéma l’Utopie à Sainte-Livrade …Qui va y aller ?
(personne ne lève le doigt)
— M’sieur, il y a Roland Garros à la télé..
— Moi, mes parents ils veulent aller au vide-grenier..
— Bon, dans ce cas je vais seulement en dire deux mots.. (rires) pourquoi riez-vous ?
— M’sieur, vous dîtes que vous allez en dire deux mots, mais on sait que vous allez en dire beaucoup plus!
– C’est vrai, vous me reprochez souvent d’être trop bavard. Je vais me limiter à trois points.
Premièrement, cet opéra de Puccini a été créé à New York en 1910. la date est importante, 1910 ! ça vous évoque quoi ?
– …(silence gêné)
— Souvenez-vous : quel a été le dernier spectacle projeté à l’Utopie dans la série opéra-ballet ?
— ah oui.. M’sieur ! M’sieur ! les ballets Russes à Paris, en 1910 !
— Très bien, oui. Et alors ?
— Oui, vous nous l’avez dit: entre 1905 et 1910, c’est « l’explosion de la Modernité » ! dans tous les domaines, vous avez dit.
— Très bien oui. Souvent on ne parle que de la peinture, avec les premières expositions des Fauves ou les débuts du Cubisme. mais il y a aussi la poésie, Apollinaire, la danse avec Nijinsky et bien sûr la musique…
— Ravel ! Stravinsky !
— Très bien !
— Schönberg !
— Oh là, dis-donc où as-tu appris ça,toi ? Tout le monde croit que Schönberg c’est plus tard
— Sur internet, M’sieur. En 1909, il écrit un court mélodrame dans lequel il n’utilise plus le système tonal…
— Ah bon, je ne savais pas. Mais ce que je sais c’est que Schônberg appréciait la musique de Puccini. La fille du Far West est écrit dans le système tonal, mais malmené, poussé à ses limites, avec comme dans Debussy, des gammes par tons, des harmonies qui fluctuent..
— M’sieur, on comprend rien..
— Pardon. Reprenons : cette période 1905-1910 est celle d’un formidable bouillonnement artistique, dans tous les domaines ! C’est le début du règne de la Modernité, qui va durer un peu plus de soixante ans. Le cinéma, inventé à la fin du siècle précédent, joue une rôle très important dans cette mutation. Il devient précisément à ce moment autre chose qu’une attraction de foire, un nouveau mode de représentation, qui va absorber tous les autres (littérature au cinéma, danse au cinéma, opéra au cinéma, Histoire au cinéma…) avec son langage spécifique, sa propre façon de montrer ou de cacher. 1910 ? Premiers « films d’Art » chez Pathé, première captation de spectacle scénique projeté sur écran (à Paris au théâtre des Variétés, avec la réclame :  » d’autres que les parisiens pourront en profiter… » ) premiers westerns, premiers dessins animés, tout cela presque simultanément…
— Quelle époque !
— Oui, je ne te le fais pas dire… Dans ce contexte Puccini poursuit sa propre évolution personnelle : après le succès de Madame Butterfly, il trouve ce nouveau sujet chez le même auteur américain David Belasco. Nouveau sujet, mais la situation dramatique qui se noue au début de la pièce (et se dénoue de façon heureuse à la fin) n’est pas nouvelle ! Ce qui est nouveau, c’est le lieu (un camp de chercheurs d’or) et le choix d’en faire un sujet d’opéra. Donc, troisièmement, parlons de l’intrigue.
— C’était quoi le deuxièmement ?
— Ah oui, pardon, deuxièmement : l’intrigue. L’intrigue, si on cherche à la résumer en peu de mots, à la réduire à l’essentiel des enjeux, tient évidemment dans les relations entre les trois personnages principaux : (1) Minnie, (2) le shérif qui l’aime et (3) Johnson/Ramirez, le bandit en fuite. Dans cette première approche, on se dit qu’on a là un sempiternel triangle amoureux..
— Une femme que deux hommes se disputent ! Même nous on a déjà vu ça cent fois (rires)
— Oui… Mais cette triangulation hâtivement aperçue est un peu superficielle et ne recouvre pas tout ce qui se passe… On pourrait dire plutôt ceci : un personnage (le shérif) chasse l’autre (bandit) et le troisième (Minnie) intervient pour le sauver… Elle le sauve même deux fois : spirituellement (il se repend) puis physiquement (elle le dé-pend, elle le sauve de la pendaison).
— Peut-on dire qu’il dépend d’elle avant qu’elle le dé-pende ? (rires)
— Oui, elle l’a déjà sauvé en lui pardonnant son passé. On aurait donc bien trois rôles, que l’on pourrait nommer : L’infortuné (Johnson), le Menaçant (Jack Rance) et le Sauveur (Minnie), et dans cette façon de formuler on reconnait là l’une des 36 situations dramatiques listées méthodiquement par un certain Georges Polti, ça vous rappelle quelque chose ?
— Oui, l’année dernière vous nous avez résumé son bouquin ..
— Très bien, merci. En 1912 : Polti affirme que toute intrigue passée et future se retrouve dans l’une des 36 situations-types qu’il a identifiées !.. Le plus drôle c’est que ça marche toujours et dans les écoles de scénario, aujourd’hui en 2016 on apprend à écrire des séries pour la télé avec des modèles hérités de cette catégorisation…. Dans la fille du far West, donc, l’Infortuné est persécuté par le Menaçant, comme il se doit, mais le personnage Sauveur est joué de façon inhabituelle par une femme .. et là il y a bien un élément fort de Modernité, alors que par exemple dans le premier acte de Lohengrin de Wagner, qui repose sur le même schéma, le sauveur est encore un homme de type chevaleresque…
— Comme don Quichotte ?
— Oui. Mais il y a une dernière chose à ne pas sous-estimer : la dimension spirituelle, religieuse de l’action salvatrice de Minnie. Excusez-moi si vous trouvez ça stupide, mais ce qui fait que cette œuvre ne se réduit pas à un « western-spaghetti » ou à un triangle formé par deux mâles rivaux et une femme (rires) c’est justement cette référence explicite, répétée, au pardon, et à la transcendance. Qu’est-ce qui me permet de dire ça ? La musique. La musique composée par Puccini, avec ses leitmotiv, ses envolées, ses intensités. Et toutes les paroles de Minnie ! Elle parle bien, Minnie. Tout le monde la respecte, Minnie, même les gros balèzes de mineurs sexuellement frustrés.. Elle a l’air d’un ange, tout simplement parce qu’elle est un ange et celui qu’elle a élu, Johnson a bien de la chance. Souvenez-vous de la discussion tendue que nous avons eu autour de la notion de la Grâce..
— Pascal et le Jansenisme ?
— Oui, contre le pélagisme.
— C’était passionnant !
— Quel est l’enjeu du débat ? d’un côté ceux qui pensent que si on se comporte bien on sera forcément récompensé (le paradis ou tout simplement déjà la Foi,sans être torturé par le doute) et de l’autre cette évidence que Dieu fait ce qu’il veut, que « ses voies sont impénétrables » : Il choisit qui il veut, il ne nous doit rien … Vous en avez là une preuve de plus : Johnson !.. Alors que le shérif, qui représente la loi, la rectitude, aurait du mériter l’amour de Minnie.. et bien non ! C’est peut-être ça finalement le vérisme, la reconnaissance de la plus dure des réalités.
— Ou alors, c’est peut-être que les choix des femmes sont encore plus incompréhensibles que ceux de Dieu.. (rires des garçons et protestations des filles)
— Chut ! du calme ! Passons au troisièmement, cette fois je compte bien ?
— Oui, troisièmement. Ce sera quoi, le titre du paragraphe ?
— Troisièmement : Un air d’actualité. A la fin du troisième acte de la Fancullia, au moment où il va être pendu, Johnson ne demande qu’une chose : que Minnie ne sache rien de sa mort honteuse: « Qu’on la laisse croire que je suis parti sur une voie de rédemption, libre et loin… elle espérera que je revienne et passeront les jours…et passeront les jours et je ne reviendrai pas… Minnie, la seule fleur de ma vie, Minnie qui m’a si bien aimé… » Voici les paroles originales telles qu’elles sont chantées en itlalien

Ch’ella mi creda libero e lontano
sopra una nuova via di redenzione!…
Aspetterà ch’io torni…
E passeranno i giorni,
E passeranno i giorni,
ed io non tornerò…
ed io non tornerò…
Minnie, della mia vita mio solo fiore,
Minnie, che m’hai voluto tanto bene!…
Tanto bene!
Ah, tu della mia vita mio solo fior!

— Chantez-le M’sieur ! Si ! Si!
— Non, je vais vous faire entendre le grand ténor actuel
Jonas Kaufmann. Ecoutez :

— et Luciano Pavarotti

En 1916, à Verdun, il y avait toutes sortes de soldats, y compris des hommes qui aimaient chanter cet air déjà célèbre, grâce à l’illustrissime ténor Caruso. Cet air dont les paroles collaient assez bien à leur situation et à leurs angoisses de séparation. Les airs d’opéra n’était pas encore tournés en ridicule et celui-ci est émouvant. On chantait beaucoup à l’époque et particulièrement dans les régiments, ne serait-ce que par manque d’autres moyens de distraction mais aussi parce que les textes de chansons contenaient des paroles qui parlaient pour eux. Un témoin a raconté que des hommes ont chanté cet air dans des tranchées !
— « Ch’elle creda mi libero e lontano » ? chanté par des poilus en 14-18 ?
— Oui, absolument. En ce dimanche polémique du 29 mai 2016 nous pourrons donc l’écouter aussi en pensant à eux.
— Pour la commémoration à Verdun, ça aurait eu de la gueule de faire chanter ça….
— Mais ça aurait demandé des explications et les explications ça prend la tête!
— OK. Pour finir, pour conclure un mot..
— Encore ? Quatrièmement ?
— Non, juste un mot, que cela reste entre nous, n’écrivez pas.
A propos des rapports du cinéma et de l’opéra, beau sujet de réflexion, surtout pour nous. Ce n’est pas du tout aussi idyllique qu’on veut nous le faire croire. c’est peut-être gagnant-gagnant commercialement, mais en termes de modes de représentation il y a conflit et compétition. Avec cette mise en scène de Robert Carsen le bras de fer entre les deux formes de spectacle est plus incertain qu’il n’y paraît ; on peut dire que l’opéra gagne, qu’il est le plus fort des deux puisqu’il intègre l’autre : des images de cinéma sont montrées en arrière-plan des chanteurs, le décor de cinéma utilisé pour s’en amuser.. vive l’opéra ! mais hélas, nous ne sommes pas dans la salle de la Scala, patatrac, et voilà le cinéma qui ricane à son tour : sans lui, nous, on ne verrait rien d’ici. Le cinéma a su se rendre indispensable, le cinéma n’a pas cessé de gagner depuis 1910 ! Même la Comédie française va s’y mettre, c’est annoncé pour 2017 :(1) retransmission des spectacles, comme pour l’opéra et (2) mises en scènes intégrant les références cinématographiques… pour l’instant, opéra et théâtre font allégeance au cinéma. Mais le cinéma est mourant.
— Pas l’opéra ?
— Je ne sais pas, attendons la suite…
(la sonnerie retentit)
— Si vous voulez vous pouvez télécharger le programme cliquez ici sur ce mot magique : demoiselle, c’est gratuit.
— Il y aura un entracte ?
— Avec collation, oui.
— C’est combien la place ?
— 12 euros
— Je vais dire à mes parents que j’aimerais bien venir.

 

Philippe Roussel

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