La Dame de Pique (opéra de Tchaïkovski)

LA DAME DE PIQUE

Projection en différé au cinéma L’Utopie de Sainte-Livrade sur Lot, dimanche 17 mars 2019 de la représentation enregistrée au Royal Opera House de Londres.

 1. Une carte fatale

2.Un récit inquiétant

3. Une composition éblouissante

4. Une mise en scène obscène

et pour commencer, demandez le programme, qui sera distribué à la caisse : vous pouvez le télécharger ci-dessous


1. une carte fatale..

En cartomancie, lorsqu’on ‘tire les cartes’ pour en savoir plus sur l’avenir, retourner la dame de pique n’est pas un événement agréable : elle représente une femme hostile, qui agit seule. La dame de pique  évoque un conflit d’intérêt. Animée par des pulsions négatives, la dame de pique est contrariante, elle se place en travers du chemin du consultant dans le but de lui nuire.

La dame de pique représente une femme envieuse, animée par un désir de vengeance. Elle est jalouse et sabote le bonheur d’autrui.

Bien souvent médisante, la dame de pique aime raconter des mensonges afin d’en étudier les répercussions. Elle se place au centre de situations qui ne la concernent aucunement et tente d’intervenir de façon négative.

Comme dit mon beau-frère, qui est psychanalyste, la dame de pique de la cartomancienne c’est typiquement le fantasme de la  Femme castratrice et /ou de la mauvaise mère. (il dit toujours « et/ou », comme dans les années 70′, ça m’agace). Donc, bien sûr, quand la cartomancienne dit droit dans les yeux à son consultant qu’il y a dans son entourage une femme qui cherche, ou a cherché à lui nuire de telle ou telle façon, forcément ça lui évoque une ou deux possibilités au moins… La cartomancienne a vu juste, une fois de plus ! (et mon beau-frère « et/ou » aussi). C’est le principe de Barnum : on prend pour soi des choses sur lesquelles on projette ce qu’on a envie d’entendre ou… que l’on craint d’entendre, ce qui revient au même. Je vous reparlerai du principe de Barnum une autre fois.


2. une récit inquiétant de Pouchkine

Avant d’aller plus loin, je vous prie de bien vouloir LIRE la nouvelle imaginée et écrite par Pouchkine en 1833. Elle n’est pas très longue et se lit très facilement  en moins d’une demi-heure.. et c’est gratuit.

Ici, LIEN vers le texte intégral « La dame de pique » de Pouchkine

Alors ? cela vous a plu ? Le récit est bien mené, la tension est vite mise en place, la passion du jeu décrite en quelques traits… et, en bon lecteur, on gobe l’épisode de l’hallucination. Certains soulignent que le personnage d’Hermann dans la nouvelle de Pouchkine est plus cynique que dans l’opéra de Tchaïkovski… Il est certain que la musique permet une complexité (notamment un double jeu entre le discours du personnage et l’orchestre) que la nouvelle racontée au galop ne prend pas le temps d’établir..(il faudrait aussi faire une comparaison avec le « Le Joueur » de Dostoïevski, paru en 1866 ! mais on n’est pas là pour ça)


3) une composition éblouissante de Tchaïkovski

Dès l’ouverture : tant de musique « évidente » en moins de quatre minutes ! Un appel flûte/clarinette, comme un jour qui commence, remarquez comme la clarinette « tient » sa note pendant que les cordes commencent à jouer en-dessous dans une humeur différente. Tchaïkovski est expert dans ce genre de superpositions contrastées, introduites subtilement. Puis entre 0:50 et 1:16 il y a cette petite phrase qui joue cette fois sur un brusque crescendo/decrescendo et monte par palier (fait monter la tension). A 1:16 une base rythmée comme une cavalcade s’installe, avec de brefs traits de flûte dans l’aigu, pendant que les cors viennent sonner quelque avertissement solennel, montant eux aussi degré par degré jusqu’à ce que tout explose, forte, tutti, de façon saccadée et diabolique ! Et puis, après le roulement des timbales… allez, je vous laisse continuer tout seul ? (oui, un nouveau thème reprend, doucement, puis il y a cette superposition des deux phrases … et le final, morando…).

L’orchestration, le choix de tel ou tel instrument pour compléter ou  entrer en contraste avec tel autre, est un des aspects les plus intéressants de la musique de Tchaïkovski (ne pas oublier que le Maître de référence depuis la publication de son « traité d’orchestration », c’est BERLIOZ !). Tout cela semble aller de soi et si on ne peut s’empêcher de penser qu’il a lui-même « entendu » les choses de cette façon en les écrivant, alors une question se pose : qui lui fredonnait  à l’oreille ?

Deuxième extrait. Dmitri Hvorostovsky chante ci-dessous en récital le dramatique (vain) aveu d’amour de Yeletski à Liza. Ecoutez bien comment Tchaïkovski a composé ce petit chef d’oeuvre. Une introduction, d’abord (hautbois) qui établit surtout un tempo lent mais non rythmé, une ambiance, une tonalité, puis les quelques courtes phrases du chanteur : ce récitatif initial est déjà du chant mais sans être pour autant une mélodie.. Il a pour fonction de situer la déclaration à la femme à qui il s’adresse mais cette introduction est déjà ponctuée par deux interventions (clarinette d’abord, dans une montée par paliers vers l’aigu  comme un cœur qui s’accélère, puis le violoncelle, dont le chant « monte » lui aussi mais sous une forme mélodique plus prononcée, avec le vibrato du désir et des pulsions) …. Puis se produit  le premier miracle musical si bien amené ( à 1:08) « Ya vas Lyublyu » (=Je t’aime) chanté sur une « très simple » mélodie ascendante et crescendo.. observez comment la mélodie s’appuie sur un rythme à trois temps qui s’introduit très, très discrètement par des cordes en-dessous, mais qui nous emporte dans son mouvement.

Sancta simplicita. J’en tremble. Mais attendez ce n’est pas fini, le plus beau reste à venir. je vous le laisse découvrir : lorsque Yeletski comprend que sa déclaration d’amour est inutile (ce n’est pas lui qu’elle aime) le thème revient de façon déchirante (2:45) et il y a enfin, encore plus poignante, une dernière expression du thème avec cette fois contraste entre ce qui est dit (résignation) et ce que la musique rappelle par en-dessous, avant un final où, malgré un chant pathétiquement de plus en plus « fort » et des notes tenues comme un cri sans espoir, tout retombe, lentement, inexorablement dans un terrible silence.

Dernier extrait. Grâce à un généreux internaute qui nous montre la version chant-piano, nous pouvons, sur cet  exemple , l’aria d’Hermann,  nous rendre compte (1) à quel point Tchaïkovski sait mettre en valeur la voix et (2) comment il utilise avec précision les différents timbres des instruments (flutes, clarinettes) dans des interventions brèves mais qui apportent à chaque fois quelque chose (3) et pour finir l’efficacité à la fois « dramatique » et très habile pour le chanteur d’une conclusion orchestrale rapide qui soulève tout et appelle les acclamations. 

Bonus. Pour le plaisir. cette foi, c’est promis, je ne dis rien. Admirez quand même le génie musical de Tchaïkovski dans ce dernier  aria de Liza, chanté ici par Tsisana Tatishvili . l’introduction, comme une marche au supplice, dure deux minutes puis commence l’air proprement dit : pas besoin de lire les caractères cyrilliques, la mélodie elle-même a une allure très « russe »… mais comment expliquer ça ?

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4. Une mise en scène obscène ?


La représentation que nous allons voir sur écran à l’Utopie le dimanche 17 mars a été enregistrée à Londres début février. La mise en scène, vraiment particulière, a provoqué des critiques très contrastées : ne parlons pas de ceux qui ont aimé, tant mieux pour eux. Bref extrait des très nombreux commentaires négatifs de spectateurs sur le site du Royal Opera House :

  1. une certaine « Lisa »

    Well… the cholera bug must have infected Royal Opera House. What a triumph of talentless over a genius. A moustache drawn over Mona Lisa. F graffiti on a Stradivari’s violin. Sorry cast and musicians – they are afraid of losing their income, so they must have to keep quiet and cringe at all this in silence. If the director wants his tale about homosexuality and craze, let him write his own opera. He is as much acting as a parasite on Tchaikovsky’s lovely music, as a cholera bug would try to use human body to proliferate. Well, I wish the director to have a sip himself from the glass with the cholera water that he spilt over the Russian cultural treasure.

  2. suivie de Richard Webb

    This was a travesty. The composer would have been horrified. A simple almost chamber opera with just three main characters destroyed by the huge ego of the director. Let’s just see what the composer and librettist intended us to see.
    At least we know now which director to avoid.

Car il ne s’agit pas d’une simple mise en scène. On devrait dire une adaptation, un détournement. Monsieur le metteur en scène a introduit sur scène un personnage qui n’existe pas dans l’opéra de Tchaïkovski et ce personnage, c’est Tchaïkovski lui-même, en personne. Il est là sur la scène, tout le temps et il s’agite beaucoup… Explication ? Nous sommes sensés assister à la création de l’oeuvre, voir « dans sa tête », comment il dirige les personnages comme des marionnettes, qui représentent ses propres pulsions, ah ah ah…. Ce point de vue lourd et  encombrant passe devant et transforme l’histoire fantastique d’Hermann en biopic, as usual, de Tchaïkovski… Le point de vue du metteur en scène vient se surajouter à une oeuvre qui ne semblait manquer de rien.. mais il y a plus grave et plus désolant..

Monsieur le metteur en scène a lu comme tout le monde (tous les bouquins d’histoire de la musique depuis un siècle  l’évoquent et les sites internet style Wikipedia ne se privent pas de le répéter inlassablement : Tchaïkovsky avait un penchant homosexuel, d’une part, et était très angoissé d’autre part : vous pouvez lier les deux choses si vous voulez). Vous pouvez aussi croire, comme Monsieur le Metteur en scène en est persuadé (alors que ce n’est qu’une rumeur, une légende !) que Tchaïkovski s’est suicidé en buvant de l’eau contaminé par le bacille du choléra… Monsieur le Metteur en scène trouve tous ces ragots plus importants que la musique. La musique est là pour le mettre en valeur lui et ses opinions. Persuadé qu’il va  donner un sens à l’opéra (comme s’il n’en n’avait pas déjà…)  il s’autorise par conséquent, dans ce qui est devenu un biopic à tendance porno, à MONTRER l’homosexualité de Tchaïkovski. De manière explicite et provocante, bien sûr. Je me permettrai seulement de dire que j’en ai marre. Il y a des choses que je n’ai pas le droit de dire, mais ça oui : j’en ai marre de ce genre de mises en scène qui polluent une œuvre merveilleuse (complexe, énigmatique, inspirée…) par des bassesses et une vulgarité exhibitionniste et ostentatoire. La dame de Pique (la carte contrariante), c’est lui, le metteur en scène.

Philippe Roussel